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Liebestod d’Angelica Liddell

[Liebestod – El olor a sangre no se me quita de los ojos – Juan Belmonte – Histoire(s) du théâtre III]

jusqu’au 14 juillet à l’Opéra Confluence dans le cadre de la 75 ème édition du Festival d’Avignon

Le texte vient d’être publié en juin aux éditions Les Solitaires Intempestifs dans une traduction de Christilla Vasserot.

Des images scéniques qui s’entrecroisent, de la sensualité dans les couleurs et dans la geste : ce sont là les tableaux immobiles qui nous plongent dès le départ de la représentation dans un espace mythique, qui s’invite de prime abord comme pour mieux nous laisser pénétrer les peintures scéniques. Ces tableaux vont s’achopper méticuleusement tout au long de la pièce jusqu’à étirer les grands moments de la représentation vers une expérience mystique, pourtant tellement humaine dans son abandon, ses angoisses et son discours farouche contre la médiocrité des esprits. En même temps, les comédiens et les figurants qui l’accompagnent et jusqu’aux présences animales tissent une sorte de lien figuratif : elle est à leur côté comme une Madone fragile et délicate. Ces scènes avec les figurants et les comédiens élèvent la pièce en opposant à l’ardeur et la transcendance de la parole, la fragilité et l’obédience des corps. Les comédiens et les figurants sont comme les servants de ce mystère, qui ne cherche ni à atteindre la résurrection, ni à bâtir de nouvelles croyances : Angelica Liddell pose son regard sur chacun et impose les mains pour caresser, apaiser, rassurer, écouter, faire exister. Les tableaux muets ponctués par des musiques, des cheminements, des déplacements, ou des rites sont des combats permanents contre la solitude ancrée en chacun. Ce n’est pas pour rien qu’une scène propose un nouveau baptême et qu’elle est comme la prêtresse de cette espérance nouvelle. Elle transpose la pensée tauromachique à la scène de théâtre en montrant comment la mise en danger du corps du torero est semblable à celle de l’artiste qui affronte la mort et son désir. Dans un essai publié avec la pièce, Un combat qui compte, elle nous éclaire sur son travail en citant les propos de Valle-Inclan rapporté par Manuel Chaves Nogales dans son essai sur Juan Belmonte :

« Comme Belmonte, la seule chose qui m’émeut dans la cérémonie se déroulant sur scène, la seule chose qui m’importe vraiment, la seule chose qui transcende le prosaïsme (excessive simplicité de l’expression ou trivialité des concepts), la seule chose qui brise cet attachement excessif aux conventions d’une existence policée, concertée, se concentre à mon avis « dans l’instant sublime, la transfiguration, l’enthousiasme débordant, la ferveur et l’illumination, ce ravissement lyrique que seul l’amour te procure » p. 69.

Liebestod – Angelica Liddell, 2021 © Christophe Raynaud de Lage / Festival d’Avignon.

Angelica Liddell survit par son imaginaire, par ses grandes relations qu’elle tisse avec tous « ses disparus », tous ceux qui ont fait la pensée, la littérature et la vie, et les figures des prophètes et saints de la religion catholique pour qui le sang était un don de soi, un sacrifice nécessaire pour sauver les siens de la persécution et de l’opprobre. C’est peut-être aussi pour cela qu’elle nous offre un peu de son sang. Plus encore, elle dévoile la pensée de Rimbaud, évoque le rapport transcendant à la tauromachie de Juan Belmonte en les convoquant dans son invincible tristesse. Elle se donne sur scène sans détours en traversant par son corps le mythe de Tristan et Iseut, mythe traversé par Wagner, mythe d’une infranchissable prison, celle d’un amour enchaîné, en transe, fulgurant et insatiable. Enfin, elle se livre dans un geste autobiographique éructant sur son travail d’artiste et manifeste sa volonté inébranlable par la brutale conscience du malaise qu’elle éprouve dans la société jusqu’à évoquer des humiliations personnelles, comme ce passage où elle raconte comment deux femmes lui ont donné les cendres de sa mère en riant…

Elle raconte le délitement d’une société qui ne croit plus en rien et honnit tout ceux qui veulent l’ériger en grande figure théâtrale, jusqu’aux critiques dramatiques, qu’elle méprise profondément. Et puis elle nous parle, elle titube d’ivresse et de désir, sa voix s’adonne à la mélancolie et à la fureur ; elle parle à tout ce qui en nous est sans cesse retenu, taiseux, médiocre : elle nous apprend l’humilité et la terreur. Par ses mots, elle enfourche l’institutionnalisation théâtrale, les thèses féministes, la croyance et la foi chrétienne et se hisse comme elle le dit si joliment comme « une trapéziste des solitudes » (p. 21). Car au fond, ce que raconte ce spectacle, c’est la rencontre d’une artiste et d’un public, rencontre convenue mais surtout obscurément cathartique. Ce sont deux solitudes, celle du spectateur et celle d’Angelica Liddell qui s’achoppent, s’affrontent, se toisent, s’imprègnent. Car l’artiste en se livrant ainsi à cette performance, en se blessant ainsi jusqu’à donner l’impression d’agoniser, nous envahit, et nous envahissant avec tant d’ardeur, elle vient affleurer et révéler nos peurs, et dégomme notre conformisme et nos forfaitures. C’est l’histoire d’une artiste qui cherche la rencontre avec son public mais qui clame haut et fort à quel point elle le déteste, et ce n’est ni une provocation, ni une précaution oratoire, ni une hypocrite inconvenance : la citation de Cioran qui apparaît au début du spectacle dit tout de cet acharnement à charger les spectateurs « La souffrance m’a toutefois donné le courage de l’affirmation, l’audace de l’expression et l’élan vers le paradoxe ». Ce qu’on absout quand on écoute Angelica Liddell, c’est notre conformisme bourgeois, notre prétention à incarner la liberté, et elle nous raconte à quel point l’art, en se voulant une expression émancipatrice adressée à la conscience, à la raison, aux émotions, à quel point cet art ne vaut rien.

Angelica Liddell dynamite à tout de point de vue l’institution qui l’invite. Qu’on soit d’accord ou pas, ce spectacle ne peut pas nous laisser indifférent : il ouvre le champ des possibles et ouvre une brèche en critiquant ceux qu’Angelica Liddell appelle en quelque sorte les fonctionnaires de l’art. En est-elle également ? Au spectateur, au lecteur, au critique de se forger sa propre opinion en veillant à ne pas devenir opiniâtre.

Raf.

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