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La dernière nuit du monde de Laurent Gaudé dans une mise en scène de Fabrice Murgia

La première représentation de la pièce s’est tenue au Cloître des Célestins, le 7 Juillet, pour la 75ème édition du Festival d’Avignon. La Dernière Nuit du monde de Laurent Gaudé est publiée aux éditions Actes Sud Papiers.

Pièce jouée jusqu’au 13 juillet.

La pièce se présente comme une sorte de rêvasserie obscure, l’histoire s’étale sur différentes périodes en faisant peu à peu émerger la dystopie dans l’intimité troublée de Gabor, le personnage principal. En effet, on aurait inventé une pilule qui nous permettrait de nous régénérer en seulement 45 minutes de sommeil. Dès le départ de la pièce, Gabor et Lou échangent sans jamais se parler frontalement, chacun dans un espace délimité au sol par un revêtement noir, alors que toute la scène est comme nimbée de duvet. Ils exultent parfois mais surtout ils souffrent, et la caméra qui nous montre les arcanes de cette mise sur le marché de la pilule nous montre aussi Lou et sa vie intérieure, vie intense qui parvient au spectateur par son chant et ses complaintes. Elle est comme une muse salvatrice dont Gabor n’écoute pas la voix, grisé par son orgueil, aveuglé par le capitalisme triomphant. Le fait que le visage de Lou soit projeté en simultané alors qu’elle se trouve à l’arrière de la scène dit beaucoup des distances qui séparent les personnages d’emblée. Ce travail vidéo que l’on retrouve dans cette mise en scène, s’il permet de démultiplier les espaces de jeu, change et accomplit l’écriture de Laurent Gaudé. En effet, ce que raconte l’histoire, c’est l’histoire d’un homme, Gabor, qui se révolte contre la mort et la disparition de sa compagne. Le texte ne fait que nous raconter à quel point cette perte est inconcevable et n’est apaisée que par le souvenir des paroles d’amour de sa compagne mais aussi de la douceur de sa contestation et de sa fragile et sublime lucidité.

L’énergie de ce texte ne laisse jamais place au désespoir et le personnage ne se répand jamais en vaines lamentations, il souffre mais il essaye de comprendre et refait le chemin de la réussite du projet de pilule pour être attentif aux signes d’alerte de Lou et d’autres personnes qui intervenaient sur les écrans dans les journaux télévisés. Cette révolte contre la mort est aussi une joute permanente contre le progrès qui réduit les individus à une fausse exaltation : seuls les poètes ont la force d’infléchir nos consciences ! Si la pièce est si belle, c’est avant tout parce qu’elle noue à une histoire d’amour, les prémices d’une déstructuration de l’individu dans une société capitaliste poussée à son paroxysme, comme si l’amour était cette petite voix furieuse, tragique et véritable, capable de mettre à distance ce qui nous enorgueillit, et d’écouter, de se laisser aller à la contemplation, au bonheur peut-être.

Au début de la pièce, cette alternance entre la campagne de communication pour le lancement de la pilule et les échanges légers et amoureux donne à voir une brillante distorsion : on sait que la vie s’échappe mais on ne sait pas jusqu’où ; on sait que quelque chose s’installe mais on ne sait pas jusqu’à quand. La scénographie avec cet écran central permet de manifester dès le départ la crise, l’inconcevable, l’irascible. Car en même temps qu’on en apprend un peu plus sur Gabor, qu’on découvre les détails de cette pilule et son usage, des images inquiétantes surgissent, défilent, comme des retours en arrière ou des saillies sur l’avenir. Ou bien le personnage nous raconte son histoire et se laisse envahir par ce qui l’entoure : c’est là ce qui est brillant dans ce travail ; recentrer le jeu autour de deux acteurs et reléguer le reste de l’histoire à des voix ou à des personnages sur écran. Cela permet de mettre à distance la dystopie et de comprendre ses conséquences sur l’ethos du couple.

Lou souffre de la disparation de la nuit tandis que Gabor lui est un instigateur de ce projet fou, il apparaît comme une sorte de responsable de la communication, qui tue la poésie. En même temps que la nuit disparaît, Lou disparaîtra subitement alors qu’elle était en fin de vie. Le reste de la pièce est une sorte d’introspection de Gabor qui va chercher à se reconstituer la femme qu’il aimait en cherchant à percer le mystère de sa disparition et de son propre anéantissement. La pièce a quelque chose de fragile, mais la douceur du jeu de Nancy Nkusi mêlée à la fureur endolorie de Fabrice Murgia, tout cela rehaussé par l’écriture lumineuse de Laurent Gaudé, lui donne en réalité une force insoupçonnée qui s’étire jusqu’à faire sortir les personnages des espaces où ils sont assignés. La Compagnie Artara nous livre une très belle pièce, qui effleure l’aspect politique de la dystopie sans en faire un couperet définitif. L’exploration de la nuit par le récit de la dernière nuit du monde avant la généralisation de la prise de pilule qui éradique le sommeil nous plonge aussi dans notre monde actuel, où le libre-arbitre se réduit jusqu’à n’être plus qu’une injonction pleine de bonnes attentions.

Explorer la dernière nuit du monde, c’est aussi d’une certaine façon se réapproprier tout un univers qui est sur le point de disparaître, univers qui est donné à voir dans la pièce par une atmosphère sonore pesante et impulsive. Cette atmosphère renforce l’impression d’un espace imaginaire et fictionnel qui donne à la pièce toute la résistance nécessaire pour résonner et raisonner, car la littérature et le théâtre ne sont que l’expression de cette résistance, comme une enquête permanente sur les dérives de notre société.

R. Baptiste.

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