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Le Crapaud-Buffle d’Armand Gatti

n° 36 de la collection du répertoire du TNP édité chez l’Arche en 1959.

Le Crapaud-Buffle d’Armand Gatti, un des premiers textes de l’auteur fut créé pour l’inauguration du Théâtre Récamier le 22 octobre 1959. Jean Vilar a conçu cette antenne du TNP pour accueillir les pièces d’auteurs contemporains sur une scène plus petite que le plateau de Chaillot qui pouvait effrayer la nouvelle génération.

Dans cet épisode, vous pouvez entendre :
Samira Benamar, saisonnière à l’antenne de la BnF à la Maison Jean Vilar.
Marie Pierre Cattino, autrice et codirectrice des éditions Koïné en travail d’écriture à partir des témoignages de Pierre Santini qui a fait ses débuts au TNP dans le Crapaud-Buffle en octobre 1959.

Lecture d’extraits : Marie Blanc et Juliette Meulle / Extraits sonores : François Bon, Bleu pour Armand Gatti, vidéo-journal #664, Youtube, 6 avril 2017, textes extraits de « La part en trop » et de « La parole errante ».

Il s’agit du premier texte d’Armand Gatti joué sur une scène en octobre 1959 au théâtre Récamier à Paris. Une pièce dont la régie a été menée par Jean Vilar. On perçoit dès la table des matières de ce texte qu’il y a une volonté au delà de la simple comédie d’extirper quelque chose du réel, le réel dans ce texte, c’est l’évocation sous-jacente des dictatures et des juntes qui ont émergé dans les pays d’Amérique du Sud dans la seconde moitié du XXème siècle. Il y a en effet de nombreuses références culturelles et topographiques notamment afférentes aux évolutions politiques de ce continent depuis les Conquistadors jusqu’aux juntes militaires. Ce substrat historique n’est qu’au fond une sorte de prétexte pour dresser le récit extrapolé d’un pays nommé le Cuzcatlan, pays qui par le biais de son président Don Tiburgio doit s’édifier une idéologie. On est donc bien plus que dans la caricature, ou même dans la satire, Armand Gatti satine ici son texte d’une extravagance douce-amère qui pour autant qu’elle est drôle explore les mécanismes du fascisme et de la dictature avec intelligence.

Il ne nous appartient pas ici de juger de la réception de cette pièce. Pour autant, ce texte a plusieurs égards a quelque chose de très beau et de bizarre, tout cela se mélangeant dans une sorte de baroque halluciné où les coups d’éclats et les rodomontades côtoient des scènes plus sombres et plus graves. Le politique dans ce texte s’enracine dans quelque chose de plus en plus mystique à mesure que la pièce avance, le dictateur est construit comme un personnage en quête d’identité pour les autres : il veut donner à son pays une idéologie tenancière des rites incas.

Dans le cas particulier qui nous intéresse le personnage porte évidemment la particule des colons Don Tiburgio quand un de ses proches conseillers Huacarimac porte lui la mémoire ancestrale des indiens, notamment des incas qui parlaient entre autres langues le quéchua à laquelle il est fait allusion. L’idéologie que cherche à construire le président en ayant recours d’abord au spiritisme glisse peu à peu dans une sorte d’agonie hystérique et la pièce se nimbe peu à peu de mystère à mesure que le Président croit percevoir des réincarnations de figures héroïques partout dans ses proches conseillers et jusqu’à lui même se persuader qu’il est la réincarnation de François Pizarre, fameux conquistador plus connu sous son nom hispanique Franscico Pizarro pour avoir conquis l’Empire Inca.

Ces projections de réincarnations burlesques du président sur les personnes de son entourage sont bien une manière de montrer les tensions qui subsistent dans la définition même de ce qu’est le pays, de son identité propre. Plus encore, cette pièce retrace aussi la façon dont une dictature peut chercher à se réapproprier les symboles anciens et jusqu’aux idoles religieuses afin d’inventer une iconographie qui pourra servir de socle à toute forme de propagande. Ici, c’est évidemment l’héritage inca qui est réduit à sa pure expression folklorique, héritage que l’on doit reconquérir après l’avoir anéanti. Le Crapaud-Buffle incarne ici précisément cette volonté de dominer la nature vierge et évocatrice : présent sur le drapeau de ce pays dystopique, originaire d’Amérique du Sud, le crapaud-buffle a été en effet utilisé au XIX siècle pour lutter contre les nuisibles en agriculture. Il a notamment été introduit dans les colonies caribéennes. Si Armand Gatti y fait référence, c’est parce que en tant que symbole sur un drapeau, s’il est au départ un animal local et vivant dans les légendes amérindiennes, il devient ensuite le symbole même de la domination du colon qui va jusqu’à vouloir trafiquer la nature pour mener à bien ses projets. Le président Don Tiburcio le dit lui-même chacune de ses paroles est un appel de crapaud-buffle en ceci que « les dieux blancs à barbe noire » ainsi que le rappelle Huacarimac ont désincarné cet animal en faisant de lui un subterfuge, un étendard.

C’est là sans doute ce qui est le plus sensible dans cette pièce avant qu’elle ne s’évanouisse dans un imbroglio de situations. Ce qu’il y a de beau, c’est l’évocation de cette blessure aux rituels magiques, ceci est d’autant plus fort qu’aux mélopées incantatoires de Huacarimac, le prêtre Capucin oppose la foi chrétienne plate et cérémonieuse. Là où le dessein de Dieu est insondable, la verve ancestrale des indiens trouve une consolation à toute chose, surtout Gatti montre que cet héritage est méprisé en mettant dans la bouche du président des mots définitifs :

« Tu t’es dévoilé, pas toi, tu es trop bête, mais les forces indiennes qu’il y a en toi. »

Dès lors, le président a quelque chose de bien plus enfoui qu’une simple folie, l’histoire se révèle à lui tout à coup, et comme il ne peut pas la refaire, il veut la rejouer, comme s’il pouvait trouver un idéal dans l’histoire de son pays et des conflits qui opposèrent les conquistadors aux populations autochtones En voulant que chacun des membres de l’entourage présidentiel joue un rôle, il veut forger l’histoire à son image. Mais aux symboles anciens dévoyés, aux incarnations solaires, le président ne peut pas conférer toute l’aura religieuse qui les composaient, et il ne peut substituer à cette iconographie émotionnelle que des pancartes imprimées, agglomérées en fond de scène d’après les photos d’Agnès Varda, pancartes qui restent des pancartes sans souffle divin. C’est aussi ça le Crapaud-Buffle, cette pièce montre les mécanismes de cette dystopie, en tire les fils en essayant de mettre en évidence ce que c’est qu’un pays où l’absence de liberté d’expression empêche toute opinion.

On retrouve aussi dans cette fable une critique de la position des organismes internationaux sur ce genre de régime notamment à travers le personnage de Mullifoy, ambassadeur des Nations Unies. Ce personnage diplomatique est particulièrement drôle puisqu’il n’est pas là pour garantir et défendre les principes humanistes mais pour superviser la loi du marché ou pour conclure des accords commerciaux. D’autres personnages sont autant de parodies politiciennes, autant de piques lancées sur la scène par un auteur qui ne dénonce pas les choses de façon creuse, mais essaye de les lancer dans cette pièce en réalité très conceptuelle, à tel point que le dictateur président Don Tiburcio finit pas n’être plus qu’une tête au sens littéral à la fin de la pièce. Il s’est en effet coupé tous les membres pour qu’ils se promènent à travers le pays, comme si son sacrifice pouvait donner une poussée salvatrice à ses citoyens. La dictature est donc réduite à son extrémité, à une tête pensante, et Huacarimac finit par prendre le pouvoir. D’autant que de nombreux conflits et exécutions qui ont ponctué la pièce se poursuivront.

Armand Gatti fait dans cette pièce une sorte de parodie des récits antiques où le personnage légendaire a accès aux âmes des héros anciens et passés tout comme des héros de demain. Il érige une parodie de métempsychose ici poussée à l’absurde, ce n’est pas simplement la prétention de Don Tiburcio président qui est ridicule et risible, c’est sa façon d’être tournée vers le passé jusqu’à vouloir communiquer aux morts ses projets et ses doutes comme si la vérité était dans le passé et pas dans les forces vives du pays réduites ici à une masse insondable et peu évoquée.

Car cette pièce est bien une intrigue de palais, cloisonnée et réduite, et au moment du renversement de Don Tiburcio, tout reste en place du prêtre au diplomate comme pour montrer avec amertume que ce pays théâtral que nous avons traversé n’est pas seulement une fantasmagorie, mais bien qu’à travers l’histoire, nous vivons dans l’ombre de fantômes illustres ou criminels, et que tout récit historique s’il doit exister ne saurait être politique ou instrumentalisé. Le pouvoir ne tire pas sa légitimité de l’histoire mais des questions qu’on se pose : aucun mort ne peut répondre aux questions que se posent les vivants, d’où les scènes de spiritisme qui sont parmi les plus truculentes de cette pièce.

Raf.

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