En ces temps particuliers liés à la pandémie, où l’éloignement physique est de rigueur et le toucher devenu un questionnement, il est important de rappeler que les initiatives d’inclusion et d’émancipation sociales sont essentielles, qu’elles existent et que des personnes engagées les font vivre. Encore méconnue en France et peu documentée, ce qu’on appelle la community dance participe à un projet global qui vise à ouvrir la danse à tout le monde, quels que soient les prérequis physiques ou l’appartenance sociale.
Née en Angleterre sous l’impulsion de divers croisements artistiques et réflexifs, la community dance émerge dans les années 70. À cette époque, différents groupes de jeunes danseur⸱ses se formaient pour créer et apprendre ensemble. Ces petites « communautés » intéressées par la danse contemporaine et souhaitant la faire vivre en groupe se sont vues prêter des lieux pour s’y installer en résidence, les travaux de la chercheuse Funmi Adewole indiquent qu’entre les années 60 et 70, cette danse communautaire s’est développée grâce au programme « artistes en résidence » lancé par Peter Brinson, directeur d’une succursale de la branche britannique de la fondation arménienne Calouste Gulbenkian. Les artistes élisent domicile dans les écoles, mais également les prisons ou les hôpitaux avec pour but de s’engager auprès de ces communautés en offrant des cours par exemple.
En 1976, la fondation Gulbenkian crée le premier poste d’enseignante/pratiquante de « danse communautaire », endossé par la danseuse Veronica Lewis. Toujours selon Funmi Adewole, en parallèle de ces dispositifs, un certain nombre de communautés de danse non-occidentale viennent en Angleterre, et bien qu’elles n’aient pas été aidées de la même manière, elles ont tout de même participé à l’élaboration d’une culture de la danse plus inclusive. S’ensuit un boom créatif dans les années 80 avec des compagnies qui luttent pour leur reconnaissance, et on trouve aujourd’hui plusieurs fondations pour la community dance en Grande Bretagne comme ailleurs.

Community dance promotes joy, health (in all aspects), creativity, mindfulness, friendship, and a sense of belonging. Linda Maschak
Pour en donner une traduction, on trouve en français les termes de danse inclusive, adaptée, créative, intégrante, communautaire… Dans son acception anglaise, community renvoie à l’idée que les participant⸱e⸱s lient leurs communautés, leurs groupes, pour se rassembler autour de la danse. C’est une sorte de nouvelle communauté inclusive, créée par le rassemblement de divers groupes sociaux, ethniques, géographiques, mais qui peuvent aussi partager les mêmes maladies ou les mêmes handicaps. Cette grande communauté de danse souhaite promouvoir un espace de liberté où la créativité individuelle peut s’exprimer dans des conditions bienveillantes. A cet égard, la danse n’est plus synonyme de performance dans un sens technique, la pratique se fait dans l’idée qu’on est là pour soi, avec les autres, dans la bonne humeur : « Community dance promotes joy, health (in all aspects), creativity, mindfulness, friendship, and a sense of belonging » / « La danse communautaire favorise la joie, la santé (sous toutes ses formes), la créativité, la pleine conscience, l’amitié et le sentiment d’appartenance » Linda Maschak, community dancer.
S’inscrivant dans un processus créatif, la community dance se place à l’initiative des celles et ceux qui souhaitent danser. Lors d’une interview pour Euradio (à retrouver en dessous), Mamé Yansane, pratiquante et fondatrice d’un projet associatif inclusif à Toulouse parle d’une véritable éducation populaire. En effet, ouvrir un groupe à tous les groupes permet la rencontre et le partage, c’est en cela qu’on peut parler de projet populaire mais aussi d’égalité des chances. Le groupe People Dancing, grand représentant de la community dance en Angleterre, place ces valeurs en pilier de leur projet : « To place people, their aspirations, rights and choices at the centre in providing opportunities for individuals and communities to operate creatively and artistically » /« Placer au centre les personnes, leurs aspirations et leurs choix, offrir aux individus et aux communautés des opportunités pour opérer de manière artistique et créative ».
Pour ne pas se méprendre, le mouvement se garde d’être thérapeutique. On ne vient pas s’inscrire pour suivre une thérapie de danse inclusive. S’il promeut la santé, c’est bien parce qu’exercer un sport est bon pour le corps et l’esprit, d’autant plus lorsqu’il se fait à plusieurs : « To contribute positively to people’s health and wellbeing, resilience, social relationships and creative learning » / « Contribuer positivement à la santé et au bien-être des gens, à la résilience, aux relations sociales et à l’apprentissage créatif.».
Ces deux points sont intéressants, car ils soulignent indirectement le fait que beaucoup de communautés, minoritaires pour certaines, n’ont effectivement pas accès à la création artistique, et par là même à la créativité. Développer un sens artistique peut être complexe lorsqu’on est porteur d’un handicap ou lorsqu’on se sent minoritaire. Vers qui me tourner si je suis une personne à mobilité réduite qui souhaite danser ? Quel cours de danse va m’accepter ? Et si ma communauté veut créer quelque chose mais qu’elle n’en a pas les moyens (finances, opportunité, visibilité…) ?
Des corps, il y en a des multitudes et je pense qu’il faut les représenter tous. Jérôme Bel, pour Faire-Face
Être entouré pour créer est primordial car l’espace artistique est semé d’embûches, qu’on souhaite le côtoyer professionnellement ou pour une pratique amatrice. La community dance s’attache à démythifier la danse contemporaine qui depuis quelques décennies est devenue très normalisée. Les danseur⸱ses s’apparentent à des athlètes, ce sont des personnes en général très jeunes, très douées et physiquement au top de leur forme. Or, on voit bien là une impasse : cantonner un art à une « élite » peut au fil du temps l’appauvrir. Bien évidemment, ne perdons pas de vue que déployer au maximum les qualités et talents fait partie intégrante du travail artistique, très souvent, un⸱e artiste engagé⸱e dans son art tend à un perfectionnement, et l’art en lui-même demande du travail et de la persévérance. Mais c’est bien une autre valeur prônée par le mouvement que de faire évoluer la danse : To develop dance as an artform, working with highly skilled and professionally developed dance artists and practitioners./ « Développer la danse en tant qu’art, en travaillant avec des artistes et praticiens de la danse hautement qualifiés et professionnellement développés. »
En effet, la pratique est bien encadrée et est également proposée par des compagnies et centres d’arts : nous pouvons citer le travail du chorégraphe Jérôme Bel et celui de la Candoco Dance Cie ou encore de la Klaus Cie. Une étude publiée en 2018 par Stephanie Burridge et Charlotte Svendler Nielsen sur l’inclusion et l’accès à la danse nous laisse entrevoir le déroulement d’un programme lancé par le Conservatoire de musique et de danse Trinity Laban en Angleterre. En 2013, celui-ci s’est associé à une agence de danse, la Dance4 pour mener des recherches sur l’identification de jeunes talents déclarant des handicaps physiques : « Broadly, the aims of this research were to assess the applicability of existing criteria used to identify individuals with potential to identifying talented dancers with disabilities, and explore the barriers to opportunities in dance faced by disabled dancers » / « Globalement, les objectifs de cette recherche étaient : d’évaluer l’applicabilité des critères existants utilisés pour identifier les personnes ayant du potentiel, d’identifier des danseurs handicapés talentueux, et d’explorer les obstacles aux opportunités en danse face à des danseurs handicapés. »
Les résultats de cette enquête montrent que la créativité, la passion et la qualité du mouvement sont des critères fondamentaux pour évaluer les potentiels. En outre, afin d’accompagner au mieux le développement artistique, les enseignant⸱e⸱s se doivent d’accompagner plus personnellement les élèves en évaluant les besoins spécifiques de chacun⸱e. Il est important de créer une véritable relation avec son élève, ainsi la communication est primordiale : « Several practitioners stated that communication was a critical consideration for training young disabled dancers. The importance of building a partnership was discussed whereby students can feel confident in discussing their strengths and limitations with a teacher, and where the teacher does not feel pressured to ‘know everything » / « Plusieurs praticiens ont déclaré que la communication était un élément essentiel de la formation jeunes danseurs handicapés. L’importance de bâtir un partenariat a été discutée, ainsi les élèves peuvent se sentir en confiance lorsqu’ils discutent de leurs forces et de leurs limites avec un enseignant, et l’enseignant ne se sent pas obligé de tout savoir ». On voit par là que ces nouvelles pratiques ouvertes tendent à changer la manière de percevoir l’enseignement de la danse, qu’elles éclatent les frontières de l’enseignant⸱e face à l’élève pour réinventer une pédagogie plus individuelle et bienveillante.
Ainsi, avec ce petit tour d’horizon, il apparaît que la community dance est plus qu’un mouvement, elle prouve une réinvention de la danse au fil du temps et revêt un aspect très polymorphe. Si des pratiques ne relèvent pas directement de danse inclusive ou du travail avec des personnes porteuses de handicaps, le fait de s’ouvrir à l’autre et de repenser l’enseignement peut y être assimilé. La création artistique a tout à y gagner et on ne peut que saluer ces belles initiatives.
Eléonore Kolar
Pour aller plus loin…
- An introduction to Community Dance Practice, Diane Amans (indisponible en français)
- Les travaux de Funmi Adewole, chercheuse en danse et spécialiste de la diaspora africaine (indisponible en français)
- Dance, access and inclusion: perspectives on dance, young people and change, étude participative menée par Stephany Burridge et Charlotte Svendler Nielsen (indisponible en français)
- People Dancing, the foundation for Community Dance
- Interview de Jérome Bel pour l’association Faire-Face
- Association française Au nom de la Danse, pour la promotion de la danse adaptée et inclusive
- Compagnies : Candoco Dance Company, Klaus Compagnie
- Documentaire Arte « Laissez-moi aimer » sur la danse, les passions, le handicap
- 🎧 « Danse créative, inclusive, intégrante avec Mamé Yansane » sur Euradio
[Cet article a été rédigé à partir de textes journalistiques et universitaires recueillis sur le web, dont vous pouvez retrouver les références juste au dessus]