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Rocco et ses frères / Rocco und seine Brüder d’après Luchino Visconti dans une adaptation et une mise en scène de Simon Stone

Joué au théâtre des Célestins

Le ring de boxe est un lieu profondément théâtral, et Koltès ne s’y trompe pas lorsqu’il explique :

« Deux personnes qui ne se connaissent pas, se tapent à mort devant le public, vivent des choses qui dépassent la passion amoureuse. Face à l’adversaire, ils se dépouillent, souffrent comme jamais. Chez moi, ils se battent par le langage, et le langage entraîne une transformation en eux. »

Cette vision du ring de boxe comme lieu profond des angoisses et de la souffrance qui transpire dans la confrontation est au cœur de l’adaptation de Simon Stone, car le ring de boxe constitue un décor essentiel qui n’est absolument pas un lieu de spectacle et qui dans la dernière partie du spectacle, voit s’affronter autour ou dedans, la famille Parondi.

Simon Stone a choisi là une très grande matière qui comme tous les films de Visconti, contient une empreinte liée aux fondements de notre culture théâtrale : l’histoire de frères dont la boxe, en tout cas pour deux d’entre eux Simone et Rocco, constitue la seule chance d’élévation sociale. Alors que tout devrait les opposer dans la haine, puisqu’ils sont chacun à leur manière amoureux de la même femme Nadia, prostituée, et que Simone va jusqu’à la violer sous son regard impuissant, leur relation se conspue dans un amour totalement irrationnel et filial qui fait même que Rocco va jusqu’à pardonner le meurtre de Nadia par Simone en essayant de l’aider à fuir.

Simon Stone, à travers cette matière inépuisable que constitue le cinéma de Visconti, a cherché à montrer avec une certaine humilité, en cherchant à fonder les personnages non pas sur une intensité théâtrale assise et éclatante mais sur une recherche plus abattue et instable, que le véritable drame de cette famille, c’est qu’elle ne se déchire pas alors qu’elle devrait exploser. Il y a dans les rapports entre les personnages quelque chose d’une distance pleine d’amertume et d’amour qui ne fait qu’augmenter au cours de la pièce et qui au lieu d’exacerber les tensions, les étouffe et les fait disparaître. A l’inverse, le personnage de Nadia, qui n’appartient pas à cette famille connaît un cheminement inverse et la comédienne qui l’interprète Brigitte Hobmeier, parvient à incarner la folie à la fois de l’amour et celle de la possession, le mal précisément qui l’attache à Simone et qu’elle décrit dans une des scènes finales comme un tressaillement qui immobilise toute sa pensée. Ce personnage fait émaner des antagonismes secrets et contient quelque chose de véritablement déréglé, d’un malaise profond et la dramaturgie rend compte de ce secret imperceptible qu’elle constitue à travers un jeu désabusé et désarmé face aux terreurs de la vie qu’elle traverse en échouant dans ces combats et notamment celui pour garder l’amour de Rocco.

Il serait ici pour trop long de raconter toute l’histoire de la pièce, mais il faut reconnaître à ce travail une forte adaptation qui a surenchéri à sa manière sur le caractère fébrile et impuissant des personnages, avec toute la gravité patiente de leurs sacrifices et de leurs contradictions. Pourtant, la mise en scène ne laisse pas suffisamment de place à la vitalité qui n’explose que dans de brèves saillies dans les moments où résonne entre les scènes, une sorte de musique liée à la libération du corps et aux déchaînements des affects. Même le rapport à la boxe n’est que purement anecdotique (les comédiens, et c’est normal ne sont pas des boxeurs professionnels) : les deux boxeurs que sont Rocco et Simone ne sont que dans la représentation et pas dans la transpiration. Le fait également que tous les comédiens soient sonorisés d’une manière récalcitrante et forcenée, au lieu de servir la compréhension du texte, accélère son débit (même si l’allemand a un débit par nature assez rapide) et, pour l’essentiel de la pièce, nous empêche d’entendre la respiration des comédiens, à de rares exceptions notamment dans la scène finale entre Luca et Ciro qui atteint une belle perfection. De manière plus large, le jeu est beaucoup trop vif et pas assez calme. Cette vivacité n’est pas saine et ne concourt pas à produire une intensité sérieusement théâtrale, ce que de grands metteurs en scène comme Thomas Ostermeier par exemple, utilisant au demeurant la même technicité pour la sonorisation, parviennent à atteindre.

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© Thomas Aurin

Le spectacle contient quelque chose de beaucoup trop rodé qui laisse apparaître la structure et la dramaturgie avec trop de logique et sans trop peu de surprise au cours du spectacle. C’est un très bon spectacle mais qui pourrait vivre plus intensément s’il n’était pas aussi farouchement sonorisé d’une part, et si le jeu était moins vif et plus abrupt tout en démêlant une sensualité qui est ici totalement absente et qui est pourtant au cœur des conflits qui opposent essentiellement Rocco et ses frères. Le comédien qui interprète Rocco est en cela très décevant et beaucoup trop banal dans son jeu qui ne rend pas suffisamment compte des antagonismes secrets qu’il charrie, son apparent mutisme à de nombreux moments de conflits et de nœuds tragiques, on n’y croit malheureusement pas et c’est en réalité la chose la plus triste et la plus terrible de cette mise en scène, quand certains personnages parviennent véritablement, comme la comédienne qui interprète Nadia ou le comédien qui interprète Ciro, à s’adosser à une véritable colère brutale et compatissante.

Dans l’ensemble, on sent dans ce spectacle, les germes d’une très belle facture mais qui demande sans doute une plus grande réflexion dramaturgie pour donner au jeu quelque chose d’une intranquillité et d’un risque permanent, d’un engagement plus virtuose et moins fébrile. L’ensemble se succède trop (les décors, les scènes…) sans qu’on puisse en saisir, ni en retenir la variété. Nous attendons avec impatience la possibilité de voir sa prochaine création au Festival d’Avignon IN pour pouvoir juger plus avant de la lucidité de son travail…

Raf.

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