Paru en 2004 – six ans après Sang, sept ans avant Cuisine – OS est le quarante-neuvième recueil de poèmes d’Antoine Emaz. L’auteur y travaille un verbe sec, marqué par une grammaire économe maintenue au stade de la parataxe, où s’alignent des successions d’impressions photographiques. Le poète creuse la langue pour revenir à son squelette et aux seuls mots qui comptent : ceux du quotidien. Le jour, le vide, la soif, les sensations communes de l’expérience banale du monde en sont les motifs centraux. En retrait des postures de poète inspiré ou exalté, l’auteur déploie un vers libre, sans rime, jalonné de participes présents, d’adverbes et d’infinitifs, toutes formes grammaticales ennemies de l’expression lyrique d’inspiration romantique.
C’est qu’Antoine Emaz se situerait davantage dans la lignée de Reverdy, de Ponge et de du Bouchet que dans celle de Philippe Jacottet ou d’Yves Bonnefoy : il rejette l’expression directe des sentiments pour préférer une poésie du corps et de la matière. Il se revendique cependant détaché de toute influence, sans héritage ni héritiers, à l’écart des courants qui agitent le paysage contemporain. Son verbe se tient au plus près de la réalité : les mots les plus triviaux et les plus usés du lexique poétique sont repris en charge pour dire le « vide bruissant qui monte », l’angoisse qu’il éprouve sous la pesanteur de l’être. Plutôt que de mobiliser à nouveau les grandes émotions poétiques, Emaz explore les motifs du morne et d’une perception de « basse intensité », où les cinq sens échouent à donner une perception claire de la réalité.
Le corps
Dans « Peur 2 » et « Peur 3 », le corps se trouve au centre du processus de focalisation, sans que l’on sache s’il s’agit du corps du poète ou d’un corps anonyme. Le pronom indéfini « on » place le locuteur dans une position vague, entre valeur gnomique et fusion du « je » lyrique et du « nous » commun au lecteur et à l’auteur. L’usage du pronom indéfini s’oppose à l’expression clairement articulée de la peur, que le poète détaille dans ses symptômes physiques : « moins d’air / les marguerites ploient / on se sent à l’étroit ». L’effet produit parasite le lyrisme, il brise dans son élan l’image poétique de l’homme contemplant la nature par un brutal retour au sujet. L’émotion est exprimée par de brèves propositions qui reportent sur le monde extérieur les symptômes de la souffrance intime. Ce procédé se rapproche de ce que Reverdy nomme le « lyrisme de la réalité » dans Le Gant de crin : une expression du « je » poétique qui refuse l’usage de la première personne mais qui sous-entend la présence du « moi » par la description du corps dans l’espace. Ce lyrisme se construit dans la relation du sujet à l’objet : par reflet, le sujet identifie ses émotions aux objets qui l’entourent, et celles-ci se répercutent en symptômes physiques dans le corps. Dans une telle conception, le corps est un objet comme les autres, un réceptacle mis à distance de l’auteur qui y traque les symptômes morbides à la manière d’un médecin. Ici le corps éprouve le sentiment d’étroitesse, la « suée » et la « soif » dans le premier poème de « Peur 3 », ressent le poids du ciel sur le crâne. Le corps est le point de départ de l’expression du « moi » poétique. Le cœur peine à « pousser le sang », comme si le corps du sujet somatisait l’impression poétique en un symptôme physique : la souffrance d’être se transforme en anévrisme dans les artères, une manière de reporter dans le domaine médical des motifs de l’art pour se libérer du symbolisme de la poésie classique, qui voit dans le cœur le creuset des émotions. Le corps est abordé de manière clinique, délesté de tout mysticisme et de toute transcendance. La seule réalité est dans la matière, dans le rapport du corps avec elle et dans les sensations que suscite cette rencontre. Lorsque le poète fait allusion à ses processus mentaux, c’est pour les comparer à de « petites masses molles » qui « passent » dans un plan matériel comme des globules dans le sang. Chaque émotion connaît son explication physiologique et son symptôme physique.
Le corps entier est un objet, un assemblage de chair semblable à beaucoup d’autres au sein duquel s’efface le sentiment d’individualité. Pour Emaz, le corps devient objet poétique par le rapport qu’il entretient avec la matière : il n’a pas de contours nets mais constitue un ectoplasme qui change de forme au fil du temps et de ses déplacements dans l’espace. « On descend dans ce vide on coule / dans le mou du jour / de moins en moins d’appuis / ou de repères ». Le corps s’adapte, s’altère, se modifie sous la pression de son milieu. La perception du temps et de l’espace s’amollit : le corps se noie dans un vide indifférencié où la limite entre « avant » et « après » n’a plus cours, ou « dedans » et « dehors » se confondent. Il n’est plus qu’un lieu de passage des impressions poétiques, une interface où réel et intime se confrontent. L’expression personnelle d’Emaz est mise à distance : il refuse de s’incarner tout entier dans le rendu d’une sensation fugace et préfère, par l’usage du « on », décrire les impressions d’un corps objectivé.
Mais ce corps n’est pas fiable : les impressions qu’il recueille du réel sont brouillées, elles parviennent au poète comme des images déformées par les milieux successifs qu’elles ont traversées. C’est ce qu’exprime la strophe suivante : « on ne sait pas si on a bougé / ou pas / c’est peut-être l’épais coton / qui a bougé ». Le corps est comme plongé dans un milieu cotonneux qui l’isole de son environnement, jusqu’à mettre en doute la sensation de mouvement et brouiller les contours de ses membres. Toute sensation y est endormie, étouffée dans une boue qui brouille sa perception. C’est cet égarement qui provoque la peur et l’angoisse : l’inconnu résiste à la découverte car le corps est impuissant à distinguer une vision nette du réel.

L’eau
Le deuxième motif récurrent des deux segments étudiés est celui de l’élément liquide. L’eau est présente sous toutes ses formes : elle est dans la « pluie lourde » en ouverture, le « gargouillis continu » et le « remous du temps », elle est encore dans la « soupe grise » et la « flaque de vide », omniprésente enfin dans le dernier poème, sous forme d’une « vague de langue ourlée », de « déluge » et de « lame de fond ». On peut alors s’interroger sur la signification que prend l’eau dans la poésie d’Emaz selon qu’elle est lourde et dormante ou limpide et vive.
Dans le premier poème, l’élément liquide est représenté sous la forme d’une pluie qui tombe lourdement du « ciel blanc » pour finir « dans la gouttière ». Elle fait ployer les éléments naturels et provoque le sentiment de malaise. Elle oppresse le sujet, le contraint à l’enfermement et au repli sur soi. Au lieu de susciter l’inspiration, cette eau coupe le poète du réel et ne lui offre pas de contempler son reflet mais provoque l’angoisse. Le « gargouillis continu » retranscrit, par un signe sonore, l’écoulement du temps. Mais c’est un bruit désagréable, dérivé du nom de la « gargouille », cette sculpture monstrueuse à face humaine ou animale que l’on trouve sur les murs des monuments. C’est par la bouche d’une gargouille que le temps s’écoule : la pluie, élément informe, épouse le contenant qu’on lui offre : ici ce dernier symbolise la peur face à l’inhumain, ce sentiment inexprimable d’être confronté au monstrueux. La « pluie lourde » du premier poème n’est donc pas un symbole d’inspiration : elle figure au contraire l’abattement de l’homme face au spectacle des éléments.
Dans le second poème, le « on » est pris dans « une flaque de vide une gelée », qui symbolise le temps ralenti, l’attente et l’ennui. Devenu matière, le temps « se dilue et s’efface » avant que le corps ne s’y confonde, qu’il ne devienne lui-même cette matière immobile. La flaque est le symbole du temps arrêté, du ressassement et du pourrissement : ici il est provoqué par les « vieux souvenirs » qui « passent / et repassent en boucle » et qui n’évoquent rien d’autre qu’un vide profond. La flaque, censée être un miroir, se fait le reflet du vide intérieur du poète. Cette fois elle ne se contente pas d’agresser le sujet mais devient le symbole de son vide existentiel, de l’ennui qui allonge le temps « minute après minute » et noie jusqu’aux souvenirs de son être passé. L’eau stagnante trouble la perception du moi : elle déforme les contours, immobilise et empoisonne. Ici encore elle est néfaste pour l’inspiration poétique : elle entraîne lentement l’exaltation poétique dans le sentiment du morne et du fade. Elle est une pulsion de mort contre laquelle il faut lutter en perpétuant le mouvement, en s’obstinant à « tenir le corps chaud ». Il faut pour cela s’extraire de la simple contemplation et lutter contre le mouvement du liquide autant que contre la fascination de son propre reflet. Dans L’eau et les rêves, Bachelard écrit : « Contempler l’eau, c’est s’écouler, c’est se dissoudre, c’est mourir ». C’est justement cette menace qui sous-tend l’ensemble des fragments de « Peur 2 » : une mort par écoulement, par dissolution de l’être dans une contemplation vaine.
Cette idée se poursuit dans le poème page 72, où le « on » est entraîné dans le « remous » du temps. Il ne s’agit plus d’une eau stagnante ni d’un écoulement régulier, mais d’un tourbillon, un mouvement d’eau circulaire qui introduit une nouvelle forme de danger : l’engloutissement. Le sujet est pris dans le mouvement du liquide, l’eau coupe tout contact avec le monde extérieur. Cette force menace de le noyer s’il renonce à se débattre, s’il se laisse porter par le caprice des éléments. Ici Emaz réinvestit un poncif de la poésie lyrique : l’inspiration poétique conçue comme un flux incontrôlable qui jaillit de l’extérieur et menace d’engloutir le poète. En réalité l’auteur questionne cette vision : il fait de l’eau un motif essentiellement destructeur, au lieu d’y voir la source vive de l’inspiration. Qu’elle soit flaque, torrent ou remous, elle suscite chez lui des impressions négatives sans qu’il ne parvienne à en faire un élément poétique fertile.
L’eau symbolise ici le déferlement du langage sous toutes ses formes, auquel le poète est confronté dans son environnement. Noyé par une abondance de signes, il se débat et tente de canaliser dans le poème l’énergie de cette force brute. C’est cette tentative avortée de « faire poème » qu’exprime le dernier segment de « Peur 3 » : la « force lâchée » du langage provoque un « déluge » qui évoque un « fouillis d’images en vrac » et empêche de penser. Le verbe est à l’image d’une vague qui déferle et emporte tout, laissant le sujet « comme épuisé de rien », dépourvu de sa voix, à moitié mort. Emaz prend le contre-pied de l’idée d’un verbe salvateur et prolifique : chez lui le langage commence par tout détruire, par balayer toute végétation et tout signe de vie. Il laisse le poète nu, désarmé, avec la tâche immense de tout recommencer de zéro, de rebâtir la langue depuis ses fondations. En somme le dérèglement syntaxique et l’extrême économie du vocabulaire rejoignent cette même idée d’une modestie fondamentale nécessaire à toute entreprise poétique. Les mots sont vains, ils échouent toujours à rendre compte des impressions que suscite le réel perçu. Ils sont une fausse solution pour lutter contre le silence : la plupart du temps le poème n’est qu’un « déluge sans sens », une colère intime qui s’épuise à inonder le terrain du langage.
Dans un entretien accordé le 22 novembre 2012 à Alain Veinstein pour l’émission « Du jour au lendemain sur France Culture », Antoine Emaz dévoile certaines de ses méthodes de travail. Il explique procéder par accumulation d’une « matière » première, mélange d’idées et d’impressions saisies sur le vif à partir desquelles il compose des notes ou des poèmes. Là où le poème s’écarte de la note et dépasse la simple observation du réel, c’est en ce qu’il travaille à une intensité accrue de la langue. Les vers de « Peur 2 » et « Peur 3 » rendent compte de cette tension recherchée d’une part dans l’épure lexicale, d’autre part dans l’absence de ponctuation et le rythme logorrhéique de l’ensemble. Le lecteur retrouve dans ce foisonnement entêté de verbe autour d’un motif commun les traces d’un déferlement originel, d’une crise du langage trop longtemps contenue. Le labeur du poète commence vraiment lorsqu’il entreprend de donner une forme à ce surgissement anarchique. Lorsqu’il cherche, sous l’amas de vocables creux et inutilisables, « l’os » du poème : cette matière organique qui résiste un peu plus au temps que la peau, celle qui subsiste sous l’enrobé du langage. Le processus d’écriture d’Antoine Emaz découle de cette idée qu’il y a un élément premier qui préside à tous les autres, un motif central qui ne se révèle qu’à force de creuser les strates du langage, à force d’opérer le corps de la langue pour entrevoir son squelette. Si elle est vouée à l’échec, cette tentative pour « écrire le vivre » révèle au passage des mécanismes linguistiques insoupçonnés, qui réunissent les conditions d’apparition d’une véritable altérité au sein de la langue. Si elle ne possède pas de réalité hors de l’espace du poème, cette altérité exprime dans toute sa force une singularité irréductible.
Lucas Berger
Même si Antoine Emaz ne semble revendiquer aucune filiation, la manière dont il envisage le corps peut faire écho à la vision – entretenue sur ce sujet – de Baudelaire dans Le Spleen de Paris. L’idée de « pesanteur de l’être » que tu soulèves répond à celle présente chez Baudelaire lorsqu’il représente, à la fois dans Les Fleurs du Mal et Le Spleen de Paris, des corps courbés, ployant sous le poids du temps. A ce titre, il pourrait être intéressant de mettre en relation plusieurs poèmes de Emaz et de Baudelaire afin de centrer la problématique sur le corps matériel, et – peut-être – établir des points de convergence.
Merci pour ce bel article faisant écho à mon mémoire!
Oui c’est une bonne idée pour un prochain article ! Je pense qu’il y a une filiation entre les deux auteurs, même si Émaz ne mentionne pas clairement ses influences. Enfin chez Émaz comme chez Baudelaire il me semble qu’il y a une forme de fascination pour la souffrance physique et la fragilité du corps, contre la matière qui lui oppose sa densité et sa permanence. Il serait intéressant effectivement de comparer la vision des deux auteurs au travers de plusieurs poèmes. Merci pour l’idée et au plaisir de lire ton mémoire.
Même si Antoine Emaz ne semble revendiquer aucune filiation, la manière dont il envisage le corps peut faire écho à la vision – entretenue sur ce sujet – de Baudelaire dans Le Spleen de Paris. L’idée de « pesanteur de l’être » que tu soulèves répond à celle présente chez Baudelaire lorsqu’il représente, à la fois dans Les Fleurs du Mal et Le Spleen de Paris, des corps courbés, ployant sous le poids du temps. A ce titre, il pourrait être intéressant de mettre en relation plusieurs poèmes de Emaz et de Baudelaire afin de centrer la problématique sur le corps matériel, et – peut-être – établir des points de convergence.
Merci pour ce bel article faisant écho à mon mémoire!