C’est avec le Ballet de l’Opéra de Lyon, pour cette 17e édition de la Biennale de la Danse, que les chorégraphes Marina Mascarell et Alessandro Sciarroni ont offert au public une soirée placée sous le signe de la modernité. Plus qu’insérées dans l’air du temps et dans les débats sociaux qui secouent notre époque, ces deux créations montrent un des tournants qu’a pris la danse ces dernières années: elle se politise, se numérise, se multiculturalise…
Marina Mascarell est une chorégraphe espagnole résidant à La Haye et ayant travaillé avec une multitude de compagnies et de ballets. Elle a notamment créé des pièces pour le Nederlands : Teater I, le Sciapino Ballet, le Dance Forum Taipei, le Ballet Junior de Genève et le Skanes Dansteater. Récompensée en 2015 par le BNG (Bank Dance Award) et reconnue comme un des meilleurs talents, Marina Mascarell transporte sa danse à un niveau international en donnant des masterclasses en Russie, aux États-Unis, aux Pays-Bas ou encore en Allemagne. Cette artiste talentueuse et engagée signe avec le Ballet de l’Opéra de Lyon une nouvelle création qui prend pour thème le féminisme – sujet brûlant – dont elle s’empare avec sincérité et émotion.
Sur un décor minimaliste et clos, une scène étrange s’ouvre. On aperçoit des corps vêtus de grandes robes légères, agglutinés les uns contre les autres. Cet amas de chair prend vie petit à petit…
Mais qui sont-ils ? Difficile tout d ‘abord de distinguer les hommes des femmes, et même de distinguer les individus entre eux tant ils dansent entremêlés. Les mouvements en groupes resserrés sont étonnants, les danseurs semblent animés d’une seule et même énergie qui rend la vision des corps hypnotique. S’égare de temps à autre un danseur, évoluant de manière tortueuse, s’extirpant difficilement du sol, y restant comme aimanté. Un mouvement fluide, continu et tout en courbes l’anime ; notons par ailleurs le merveilleux travail des passages au sol où le corps des danseurs n’a plus ni haut ni bas, où chaque retourné est un glissement du tissu dont le corps amène simplement la direction. Quelque chose les retient à terre, quelque chose les ramène toujours au groupe.
La question de l’individu se dessine à travers ce langage chorégraphique tout en pudeur et en délicatesse. Marina Mascarell a pour cette pièce travaillé autour du témoignage de chacun des danseurs présents sur scène, de moments de leur vie où ils ont senti que leur genre, leur orientation sexuelle avaient fait l’objet de discrimination, de gêne et de moquerie. A l’heure où pour la chorégraphe le sexisme est loin d’être révolu – pire, il semble bien plus vivace puisque caché sous des stéréotypes implicitement acceptés – ce diable qui est peut-être la société elle-même tient encore sous ses griffes les hommes et les femmes.
© Michel Cavalca
La plupart du temps, le groupe de danseurs est homogène, chacun a sa place et ne peut guère se singulariser. Mais tout à coup un danseur est projeté de ce même groupe sans raison, sa danse exprime la solitude mais aussi l’incompréhension de ce rejet. Ce mécanisme d’ostracisation va se répéter tout au long du spectacle de manière un peu monotone. Pourquoi certains sont rejetés alors qu’ils se ressemblent tous ? Peut-être la chorégraphe a-t-elle voulu souligner l’absurdité de ce rejet de l’autre qui ne se baserait que sur des croyances subjectives. Car qu’ils soient hommes ou femmes, leur danse possède le même style, la même force. Le groupe homogène apparaît donc à travers deux aspects dont on peine à distinguer ce qu’ils pourraient représenter : serait-ce la société qui empêche l’individu de se singulariser et de s’exprimer ; ou bien cela représente-il l’effet de groupe qui n’accepte pas les différences qui, de fait, n’existent pas vraiment si l’on prend du recul ? Finalement face à ce mécanisme, le spectateur peut librement interpréter et même ressentir des échos avec des situations personnelles dans lesquelles il aurait pu être malmené par les autres.
Le Diable bat sa femme et marie sa fille est une piqûre de rappel humaniste dans une société toujours emprise de ses clichés et de situations révoltantes: un homme homosexuel n’est pas pleinement un homme ; une femme aura toujours un peu peur de rentrer seule le soir lorsqu’elle porte une jolie robe ; dans une seule et même profession les droits ne sont jamais vraiment les mêmes selon le sexe de celui qui est victime… Car bien que de nos jours un discours ambiant nous affirme que les violences à l’égard des genres ont diminuées, le constat dans les faits est contraire : le diable bat toujours sa femme, bien qu’il fasse bonne figure au mariage de sa fille !
C’est cette « quotidienneté » que la chorégraphe pointe du doigt dans une mise en scène où le numérique tient une place particulière. En insérant un peu de mystère par la projection sur l’arrière scène de « fantômes d’humains » ; mais également par l’introduction de quelques uns des témoignages des danseurs par dessus la musique envoûtante de Nick Wales. Cette utilisation du numérique se fond relativement bien avec la présence corporelle des danseurs, bien que restant tout de même peu originale. Mais si l’on s’en tient au fait que le spectacle a pour vocation de toucher un large public par une simplicité émouvante et un discours sur la société qui ne peut que faire réagir, Marina Mascarell a, pour cette rentrée du Ballet de l’Opéra de Lyon, produit une création qui malgré ses défauts conserve une grande force poétique.
Informations sur le spectacle :
Pièce pour 8 danseurs. Durée 30 minutes Chorégraphie et décor Marina Mascarell. Assistant chorégraphe James O’Hara Musique Nick Wales. Costumes Daphna Munz. Lumières et vidéo Loes Schakenbos.
Eléonore Kolar.