Delphine et Carole mise en scène de Marie Rémond et Caroline Arrouas ( joué au Théâtre des Quartiers d’Ivry du 19 janvier au 27 janvier 2023) et Rembobiner du Collectif Marthe (joué au Théâtre de l’Athénée du 5 au 19 octobre 2022). Regard croisé sur deux pièces consacrées au collectif des insoumuses.
Au plateau, dans un intérieur vintage avec moquette, bibliothèque fournie et instruments d’enregistrement et de diffusion en tout genre, une femme. Sa chevelure brune et son enthousiasme communicatif ne trompent pas : il s’agit de Carole Roussopoulos, réalisatrice suisse et militante féministe. Elle invite le public à un stage de prise en main du Portapak, la première caméra portable sortie en France en 1967 dont elle a fait l’acquisition deux semaines après que Jean-Luc Godard a acheté le premier exemplaire. C’est ainsi, dans un stage de réalisation, qu’elle va rencontrer Delphine Seyrig, comédienne et future réalisatrice. Adoptant la coiffure des deux femmes, à l’aide de perruques aux boucles fournies, les comédiennes de Delphine et Carole, inspirées par le documentaire Delphine et Carole, insoumuses [1], empruntent également leur voix, recréant les discussions et les événements ayant marqué leur travail commun.
Une telle attention portée à ces deux figures dont l’œuvre est emblématique des mouvements féministes des années 70 et 80 n’est pas sans rappeler un spectacle qui se jouait plus tôt cette saison au Théâtre de l’Athénée et qui continue de tourner, Rembobiner, du Collectif Marthe (Le monde renversé, Tiens ta garde). Dans ce spectacle aussi, deux comédiennes reviennent sur les films tournés par le collectif des Insoumuses via des vidéos et des documents d’archive.
Tourner et détourner : une lutte qui passe par la pratique
La vidéo est de tous les combats féministes, utilisée comme moyen de lutte, à l’égal des tracts, des banderoles, des chansons. Elle permet de saisir la parole instantanée, de reproduire des tranches de vie de gens anonymes sans manipulation. La parole subversive prend le pas sur le discours stéréotypé et devient l’instrument de la contre-information face à la télévision contrôlée par le pouvoir politique. [2]
Ce qui convainc d’emblée, c’est d’abord la reproduction des gestes militants, par le retour concret sur la pratique filmique des insoumuses. Dans Delphine et Carole, de nombreux objets présents sur scène renvoient à la manipulation des enregistrements : petit atelier de montage sur bandes sonores, moniteurs de montage, radio, etc. De son côté, Rembobiner, en utilisant un rétroprojecteur en guise de caméra, parvient à recréer en direct les techniques de montage et de collage qui étaient effectuées sur la pellicule [3]. Le bricolage est au service de la reproduction d’une pratique tant militante que pédagogique. La stratégie des insoumises d’hier rejoint celle des créatrices et metteuses en scène d’aujourd’hui – mener de front la mise en lumière des vies extraordinaires du quotidien [4] et le détournement d’une parole patriarcale hégémonique.

Le théâtre se présente comme le lieu privilégié pour refaire tout en détournant. Contre la fixité imposée par la pellicule ou les enregistrements sonores, le théâtre anime les images et les sons. Cette insistance sur la pratique nous rappelle aussi à quel point l’émancipation physique, juridique, sociale et intime, était est reste profondément liée à une émancipation dans les pratiques, notamment artistiques et documentaires : « le dispositif vidéo devient un outil de la prise de conscience de celles qui filment et de celles qui sont filmées » (Ne nous libérez pas, on s’en charge, p. 348).
Les deux spectacles se présentent comme des montages à grande échelle d’archives, de discussions et d’éclairages actuels. On joue avec le théâtre à rejouer des scènes de documentaires qui nous ont fait rire, à l’instar de cette vieille dame s’exclamant « Y a qu’à pas baiser ! » dans un documentaire sur les combats en faveur de l’avortement et la contraception, incarnée par une comédienne dans Rembobiner et que l’on entend en fond sonore dans Delphine et Carole. En optant pour un retour plus sensible que chronologique sur les différentes œuvres et luttes, ils nous happent dans leur propre logique et nous guident avec humour entre les époques, jusqu’à questionner notre regard d’aujourd’hui.
Se regarder dans la caméra

Nous pensions être les seules et, tout à coup, nous avons découvert que ce que nous lisions, ce que les femmes disaient, c’était exactement ce que nous ressentions. Ça nous a donc donné une assurance formidable, ça nous a réconciliées avec nous-mêmes et ça nous a fait nous aimer. [5]
Toutefois, les deux spectacles ne prennent pas tout à fait la même direction. Si Rembobiner choisit d’éclairer les actions menées par les deux femmes au regard des politiques menées à l’époque, sans faire de liens explicites avec notre présent, Delphine et Carole prend le parti de présenter ces pratiques à l’aune de luttes restant à mener aujourd’hui. Là où le premier spectacle nous donne à voir des portraits du passé en nous laissant libres de tisser les liens avec notre propre époque et notre sensibilité féministe, le second lance quelques conseils à l’adresse des contemporain·e·s : renommer les noms de rue, changer les normes de construction de nombreux équipements non adaptés aux femmes, lutter contre le sexisme ordinaire, etc.
Bien sûr, il est toujours bon de rappeler que les inégalités hommes-femmes et l’environnement patriarcal sont loin d’avoir été dissous par les actions menées, surtout pour les personnes peu sensibilisées à ces questions. Mais en même temps, au regard des luttes déterminantes menées par les mouvements féministes de la deuxième vague, et des questionnements actuels, certaines des revendications adressées par les comédiennes dans des lettres fictives à des dirigeants, constructeurs, et autres décideurs, tombent parfois à plat.
Derrière ces tentatives de refaire, de revenir sur, de rembobiner, transparaît l’angoisse commune du potentiel oubli de ces figures centrales. Chez Marie Rémond et Caroline Arrouas, les cassettes de Carole Roussopoulos sont mangées en partie par les champignons. Chez le collectif Marthe, mettre en contexte les actions menées par le MLF, les insoumuses, le F.H.A.R. et autres groupes de l’époque permet de ne pas oublier leurs actions et de les réactiver. Sous des formes différentes, les deux spectacles nous disent l’importance de nous souvenir, de diffuser et de partager cet héritage militant avec celles et ceux qui nous entourent.
Juliette Meulle
Ressources
[1] Delphine et Carole, insoumuses est un documentaire principalement fondé sur des images d’archives réalisé en 2019 par Callisto McNulty.
[2] Bibia Pavard, Florence Rochefort, Michelle Zancarini-Fournel, « Images féministes, vidéos et cinéma », Ne nous libérez pas on s’en charge. Une histoire des féminismes de 1789 à nos jours, La Découverte, 2020, p. 346-349.
[3] On peut notamment citer Maso et Miso vont en bateau, détournement d’une émission de Bernard Pivot avec Françoise Giroux, célébrant la fin de l’année de la femme en 1975, Sois belle et tais-toi ou encore les vidéos tournées lors de l’occupation des usines Lip à Besançon.
[4] Comme dans le film de Chantal Akerman avec Delphine Seyrig, Jeanne Dielman, 23, quai du commerce, 1080 Bruxelles (1975).
[5] Hélène Fleckinger, « Une révolution du regard. Entretien avec Carole Roussopoulos, réalisatrice féministe », Nouvelles questions féministes, vol. 28, 2009, p. 98-118 (en ligne : https://www.cairn.info/revue-nouvelles-questions-feministes-2009-1-page-98.htm).
L’ensemble des œuvres de Delphine Seyrig et Carole Roussopoulos est disponible dans le centre Simone de Beauvoir qu’elles ont créé avec Ioana Wieder en 1982.
Delphine et Carole, création de Marie Rémond et Caroline Arrouas, sur une idée de Marie Rémond, d’après le documentaire Delphine et Carole, insoumuses, avec Marie Rémond et Caroline Arrouas, scénographie Clémence Delille.
Rembobiner, écriture et conception de Marie-Ange Gagnaux et Itto Mehdaoui, avec (en alternance, par deux) Clara Bonnet, Aurélia Lüscher, Marie-Ange Gagnaux et Itto Mehdaoui, mise en scène et dramaturgie Clara Bonnet, Marie-Ange Gagnaux et Itto Mehdaoui.
Juliette Meulle.