Critique de livre, Pensées sauvages

Pensées Sauvages sur Le Pauvre sous l’escalier d’Henri Ghéon.

Elle a été écrite en décembre 1919-janvier 1920. Première parution en 1920 aux Éditions de la « Nouvelle revue française » chez Gallimard avec des rééditions régulières. Elle a été ensuite publiée par Gallimard dans la Collection Catholique pour la Nouvelle Revue Française pour sa neuvième édition en 1936 puis dernière impression dans la même collection en 1954. La pièce a été mise en scène par Jacques Copeau pour la première fois le 24 janvier 1921 au Théâtre du Vieux-Colombier. Sur la saison 1920/1921, la pièce a connu 16 représentations.

Ce texte est une adaptation de l’histoire de Saint Alexis (de Rome) sous le forme d’une fable construite sous plusieurs aspects : des scènes dramatiques ou bien parfois des scènes plutôt de caractères quand l’auteur en appelle aux serviteurs ou aux riches aristocrates pour souligner leurs intérêts personnels et leurs orgueils. En parcourant rapidement l’accueil critique de la pièce (grâce à RetroNews) au moment de sa mise en scène par Jacques Copeau en janvier 1921, on réalise à quel point ce texte a pu être considéré comme grandiloquent ou à l’inverse comme exprimant les choses avec trop de dignité et de précautions : c’est vrai à juste titre mais dans les scènes resserrées entre Le Pauvre et Émilie, on perçoit une certaine fragilité et une distance toute pleine d’affection et d’amour. Il y a un déséquilibre entre l’aspect idéaliste de l’œuvre qui nous raconte l’histoire d’un saint et le dénuement dans lequel ce saint s’enferme jusqu’à abandonner pour Dieu ses proches et toute sa maison (notamment son père un riche patricien, sa mère et sa femme Émilie qu’il a épousée juste avant son départ). Ce déséquilibre entre idéalisme et dénuement ne crée de fait aucune tension dramatique tant l’ascèse du personnage et son abandon des choses terrestres n’est pas véritablement le sujet de la pièce mais plus un état de fait puisqu’on nous conte sa vie. Ce déséquilibre vient aussi du fait qu’il y a très peu de moments de foi qui soient exprimés dans une pure relation au divin : la foi s’exprime d’abord dans les interactions entre les personnages, leurs échecs et leurs espérances.

C’est sans doute pour cela qu’on ne pas réduire ce texte à un simple renouvellement des mystères médiévaux ou à une pièce pleine de bondieuseries : c’est une pièce fondée sur le silence car au retour d’Alexis qui préfère s’installer en pauvre dans une cage d’escalier répond la recherche et l’évocation de sa disparition tout au long de la pièce par tous les protagonistes, et la pièce ne sera pas non plus le retour du fils prodigue puisqu’il ne dira jamais qui il est vraiment. Le premier épisode en effet évoque les recherches infructueuses menées pour le retrouver même 17 ans après et la pression sociale et maternelle qu’Émilie éprouve de devoir se remarier après la disparition de ce mari qu’elle n’a pas vraiment connu. A la fin de ce premier épisode, on voit Alexis, devenu une sorte d’ermite pauvre revenir et demander un petit réduit et une petite place dans la maison du riche patricien Euphémien, son père. Le second épisode commence deux ans après alors qu’on semble avoir tourné la page de sa disparition et qu’on prépare en grande pompe le remariage d’Émilie, remariage qui sera finalement avorté en raison d’un abandon d’Émilie et d’une intervention d’Alexis qui révèlera à chaque prétendant ses forfaitures et la grandeur d’âme d’Émilie. Le troisième épisode commence une quinzaine d’années plus tard alors même qu’Alexis est mourant et qu’il révélera qui il est au moment d’expier son dernier souffle et d’être sanctifié et reconnu par ses proches et sa communauté. Ce sera Émilie qui parviendra à la reconnaître dans ses derniers instants, elle qui pensait déjà l’avoir reconnu à son arrivée dix sept ans auparavant, raison pour laquelle elle s’était secrètement liée d’amitié avec lui.

Illustration dans les Bons soirs et les mauvais du 26 janvier 1921 sur la mise en scène du texte par Copeau en janvier 1921.

La principale difficulté de la pièce tient en cette narration intenable et très difficile à mettre en œuvre au théâtre avec différentes périodes traversées. Les ellipses ternissent les personnages, leur donnent un aspect plus absent, moins absorbé, surtout quand elles sont si opiniâtres dans l’écriture. La maison d’Euphémien reste le lieu unique de l’action et voit toute l’histoire s’incarner avec des changements de décors et de décoration au fil des années. Et puis il y a le vieillissement des personnages que les didascalies indiquent mais qu’on a beaucoup de difficultés à éprouver en lisant. Il y a dans cette pièce un romanesque incomplet qui veut échapper au détail et à la totalité mais qui aspire à révéler la fragilité des êtres, notre fragilité qui nous révèle et nous relève parfois dans les moments difficiles.

Que dire de plus pour vous convaincre d’aller découvrir ce texte ? Le texte est très difficile à trouver et je l’ai trouvé par hasard chez une bouquiniste de la place St Didier pendant le Festival d’Avignon, mais on peut écouter la version enregistrée en 1960 par la troupe du TNP à travers quelques scènes choisies.

Enregistrement de la pièce en disque 33t en 1960 par des membres de la Troupe du Théâtre National Populaire avec des morceaux choisis du texte en trois épisodes. On retrouve notamment Georges Wilson dans le rôle de Saint Alexis et France Descaut dans le rôle d’Émilie. On retrouve Bernard Coutaz à la réalisation, pour la Maison de la Bonne Presse, éditeur d’obédience catholique qui deviendra Bayard Presse en 1970. Ce disque a été numérisé et est disponible gratuitement à l’écoute dans la collection sonore de la Bnf. L’intérêt de cet enregistrement est d’avoir les meilleures scènes de la pièce entre Alexis et Émilie avec des petits intermèdes musicaux qui rendent tangibles cette impression du temps qui passe.

épisode 1
épisode 2
épisode 3

La pièce a ceci de marquant qu’elle tente de mettre en évidence la vertu d’une femme que l’attente ne ternit jamais et qui reste en habit de deuil sans jamais se remarier, qui parvient même à en vaincre la tentation. Les scènes de séduction suivie de scènes de renoncement dans le second épisode sont d’ailleurs d’une rare ténacité car Émilie se refuse à prendre un autre mari tant elle est fidèle à celui qui est absent. Ce veuvage forcé d’Émilie a quelque chose de sublime, et on se demande en lisant la pièce si ce n’est pas elle la vraie sainte car c’est bien Alexis qui a renoncé à tout attachement, et qui par ses actions, finit par amener sa femme aux mêmes sacrifices que lui. La grande force de cette pièce est peut-être de réécrire l’histoire hagiographique des deux points de vue (celui d’Alexis déjà sanctifié par l’Église) et celui de sa femme Émilie qu’il recompose pour donner à entendre que le mépris du monde et le renoncement aux plaisirs de la vie est un cheminement universel. En cela, la pièce n’est pas si catholique, car elle va à contre-courant de l’image de la femme tentée et tentatrice ou même de l’image d’une femme de vertu renfermée sur elle-même et qui renoncerait pour cela au monde : elle dévoile une vraie femme qui par ses échanges réguliers avec le pauvre parvient à conquérir sa liberté et à faire ses propres choix sans que la société et la pression sociale ne l’obligent à quoi que ce soit.

Dans cette exubérance de simplicité et de renoncement, et à travers ces parcours de personnages qui renoncent au monde pour en dévoiler le vide, comme l’hagiographie en son temps avait fait le récit de ses héros qui s’étaient sacrifiés pour monter aux hommes leurs erreurs, dans cette trame de sacrifice et de générosité donc, on reconnaît aujourd’hui un auteur comme Olivier Py qui se réapproprie cet imaginaire du sacrifice pour montrer la force totale de l’amour, comme Henri Ghéon en son temps peut-être…

C’est tout de même un beau texte, le genre de texte qu’on doit parfois traverser pour se rendre compte que l’histoire du théâtre, c’est quelquefois des initiatives d’auteurs/d’autrices isolées, qui vont plus ou moins infuser dans la suite de l’histoire littéraire et théâtrale. Si cet auteur Henri Ghéon, un des fondateurs de la Nouvelle Revue Française, converti au catholicisme dans un parcours semblable à celui de Paul Claudel, n’est plus tellement lu aujourd’hui, il ne faut pas cependant pas oublier que son travail singulier a eu sa place dans l’histoire du théâtre au XXème siècle. Le théâtre d’Henri Ghéon n’est aujourd’hui plus réédité mais ses essais religieux continuent d’être réédités par des éditeurs spécialisés. Et c’était également un fameux critique dramatique qui est reconnu aujourd’hui pour la finesse de ses observations et de ses analyses de la scène parisienne.

L’historique de la pièce a été dressé en s’appuyant sur les notices de la BnF.

Raf.

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Image Twitter

Vous commentez à l’aide de votre compte Twitter. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s