C’est la troisième série de livre publiée par les éditions théâtrales en collaboration avec le collectif Troisième bureau qui rassemblent les textes commandés par le collectif pour le Festival Regards Croisés, commande à des autrices/auteurs de théâtre invités à écrire des textes courts. A chaque fois, on leur donne deux prénoms et un objet comme lancement. Le présent recueil publie des textes de l’édition 2021 et de l’édition 2022 du festival, textes qui lors du festival font l’objet de lectures par des lycéens ou des étudiants en conservatoire, d’autres textes récemment publiés sont également promus lors de cet événement. On peut même retrouver sur le site theatrecontemporain.net sur la page de Troisième Bureau, les captations des textes commandés pour l’édition 2021 : Hibou vole de Pauline Peyrade, La Vitesse de Sarah Berthiaume, Tes sourcils surtout d’Antoinette Rychner et Le Bruit du silence de Céline Delbecq.
Pour les commandes de l’édition 2021, on a donné aux autrices deux prénoms : Clarisse et Maurice et comme objet une plume d’hibou rare. Le résultat est étrange et enivrant déjà parce que les quatre textes sont comme des conversations qui n’ont jamais lieu mais qui sont loin d’être imaginaires car elles dialoguent avec le vertige de la mort. Ces quatre textes s’ancrent immédiatement dans notre imaginaire parce qu’ils représentent des situations quotidiennes : une jeune femme au chevet de son père mourant, un accident de voiture, le suicide d’un jeune adolescent, des questionnements de militantismes écologiques et d’actions collectives face à la disparation du vivant.
Pour les commandes de l’édition 2022, on a donné aux quatre auteurs/autrices deux prénoms Sidy et Adjo – ainsi qu’une aiguille pour objet. Ces quatre textes évoquent eux aussi des situations empêchées : le texte de Gustave Akakpo d’abord traverse la question des menstrues et explore l’assignation historique de la femme dans le discours des hommes. Bouche cousue de Marcos Caramés-Blanco traverse la question du mal-être adolescent et l’impossible soutien à un adolescent en détresse suite à un traumatisme vécu lors de la soirée de ses dix-sept ans. Le Blues des mots de Penda Diouf est un texte qui est comme une cosmogonie de la disparition : plus les mots disparaissent et plus les aiguilles, symbole de quête et de guérison, disparaissent et plus on est forcé de s’oublier. Plus un groupe de randonneurs disparaît dans la forêt et plus le monde et nos corps renaissent dans un nouveau langage. C’est un texte qui fracasse les questionnements sociaux autour du langage en donnant à entendre combien le langage façonne nos imaginaires. L’Aiguille de Marilyn Mattei enfin, est un récit de résilience d’une jeune femme qui fait face aux affronts et aux insultes suite à une histoire d’amour et qui décide de faire face et de se tenir debout face à ces détracteurs alors même qu’elle attend un enfant.
Une fois ces huit textes décrits, qu’est-ce-qui peut bien les rassembler au-delà de leurs conditions de création ?
Ce qui m’a frappé en lisant toutes ces pièces, c’est de voir à quel point chaque texte essayait de raconter quelque chose hors du temps. En revenant à la force du mythe ou à l’exploration d’une métaphore filée pour raconter une sensation physique difficile, angoissante, obsédante ou douloureuse, l’ensemble des textes raconte des solitudes effrénées, des conversations qui n’ont jamais lieu, et plus encore des gestes, mouvements, actions, déplacements, silences qui s’amoncellent jusqu’à l’apaisement. Ces textes de théâtre promettent bien plus que des récits ou des dialogues car au fond l’histoire qui est racontée, la fable, pourrait se résumer maladroitement comme j’ai vainement tenté de le faire dans la première partie de cette recension. Chaque pièce est pleine d’une tendresse blessée qui s’affirme dans chaque écriture et qui va s’exprimer par des voix singulièrement impuissantes ou des personnages adossés à leurs imaginaires inconquis. C’est la vie réelle qui traverse les songes dans toutes ces œuvres et qui questionne la société, le rapport aux autres, et tout ce qui nous rend étranger peu à peu à nous-même avec tout ce qui en nous lutte pour retrouver le chemin de nos souvenirs heureux et de nos joies passagères.
Si chaque texte propose à sa façon une introspection dans laquelle chaque lecteur peut s’identifier, tout le monde interroge les liens et les dissensions qui font qu’on abandonne ses illusions. On se réinvente alors des désirs plus solides et plus combatifs où on s’affirme non plus en tant que simple personne, mais face à un collectif même peuplés d’ombres, car lever les yeux et regarder le réel en face fait de nous des rêveurs insensés capable d’immobiliser le temps et d’éclaircir les choses.
C’est en fait un très grand livre que nous avons là, et bien plus que d’y voir simplement le reflet de la société dans la plume de chaque écrivain, c’est une véritable épopée de nos échecs intimes et collectifs que propose cet ouvrage. Quand il est question des violences systémiques que l’on peut subir, quand il est question de douloureuses expériences de vie qui nous obligent à puiser dans nos imaginaires, quand il est question encore de voir ou de comprendre ce que personne ne voit ou ne veut voir, quand il est question enfin d’arrêter le cours des choses pour changer nos trajectoires et empêcher notre perte, quand on réalise que tout ce qui disparaît nous emporte dans son agonie silencieuse, quand on fait tout ça en même temps et dans un seul livre : on fait du théâtre.
Ce genre de parution/partition collaborative entre plusieurs autrices/auteurs a le mérite de multiplier les forces métaphoriques et permet de donner à chaque texte une résonance qu’il n’aurait pas forcément pris indépendamment des autres : il faut rendre hommage à cette saison 3 de Troisième Regard et de façon plus large aux éditions théâtrales qui proposent souvent ce type d’interactions dans leurs collections. On affronte chaque texte en le frottant à l’autre, et les écritures en se confondant, se nouent et s’affirment, chacune explorant les murmures de nos imaginaires étouffés par un réel douloureux et parfois insurmontable. Le théâtre ne guérit pas, on le sait, mais il ouvre encore plus les plaies de nos espérances car tout nous paraît tellement immobile à chaque fois qu’on y pense et qu’on voudrait ne plus y penser.

Quelques questions à Marcos Caramés-Blanco
Le livre est d’abord le reste, le souvenir, d’un festival Regards Croisés. Est-ce-qu’écrire un texte sur commande pour ce festival est une chose facile (je veux dire sans ateliers ou échanges préalables avec les publics) ?
Je crois que toutes les commandes sont difficiles ! Il faut trouver son entrée, ce qui fera la singularité du texte, par où la prendre, comment la digérer. Je ne pense pas que ce soit plus ou moins facile en fonction du contexte, c’est avant tout des règles et des appuis avec lesquels jouer pour composer la partition. Pour cette commande de Troisième Bureau, le cadre est le suivant : ce sont des textes de 10-15 minutes, adressés à un public de lycéen·ne·s, qui sont commandés pour faire les « levers de rideau » précédant les lectures de textes plus longs qui font la programmation du festival. Quatre auteurices se prêtent à l’exercice chaque année, et nous devons nous mettre d’accord sur deux prénoms et un objet. Cette année, avec Penda Diouf, Marilyn Mattéi et Gustave Akakpo, les prénoms étaient donc Adjo et Sidy, et l’objet une aiguille. Et puis ensuite on mène notre barque avec ces règles-là, il s’agit de se laisser inspirer par l’objet, tenter de découvrir qui sont les porteur·se·s de ces deux prénoms, de penser à ce qu’on aurait envie d’explorer, d’adresser à des adolescent·e·s. Et avec ça tenter de trouver une forme, et l’écrire. Il faut aussi que le texte puisse être joué par un groupe ou une classe, donc une part doit être faite à la choralité. C’est aussi pour nous l’occasion de creuser des obsessions, d’explorer des formes… Si j’avais rencontré un public ou mené des ateliers avant, ça serait aussi devenu une partie du cadre au sein duquel il faut tenter de rester libre, au même titre que ces prénoms et cet objet.
Quand tu as découvert la lecture de ton texte et des trois autres commandes de Troisième Regard pour l’édition 2022, et peut-être même d’autres textes lus lors de cette dernière édition de Regards Croisés, quels silences ou non-dits que tu explores te paraissent aussi explorés par tes collègues ?
La question du silence et du non-dit est absolument centrale dans les écritures dramatiques, puisque ce que nous écrivons, ce sont des paroles, et donc de fait, c’est forcément du silence qui se remplit, qui s’absente ou qui prend de la place. Bouche cousue, c’est un texte sur ce que le silence – ou plutôt la silenciation – peut faire à un individu, à un corps. Avec une part de surnaturel, de fantastique, ce fil qui apparaît du jour au lendemain sur une bouche… Concrètement, on comprend que Sidy est probablement en train de vivre un traumatisme, on peut imaginer des choses, des violences subies, mais la pièce ne fait pas de lien entre ce silence et une thématique, un fait, un évènement. Le silence est actif en lui-même, concret, organique. Il n’est pas une expression de passivité de la personne silencieuse. Il agite, secoue, violente et détruit. Dans le texte, ça se manifeste notamment par la question des troubles du comportement alimentaires que vit Sidy.
J’aurais du mal à parler de toute la programmation et de tous les textes (je n’ai pas tout vu !), mais en effet, la question des non-dits et du silence a toute sa place : Penda Diouf évoque la disparition d’un mot qui fait basculer le monde, Gustave Akakpo explore le tabou des règles, Marilyn Mattéi développe la question de la rumeur et du refus de se taire. Je pense aussi au texte de Céline Delbecq, dans le même ouvrage mais écrit l’année précédente, sur le deuil d’une adolescente dont le meilleur ami s’est suicidé, qui elle aussi s’arrête de parler. Le texte de Pauline Peyrade évoque aussi la question du deuil. Ce serait peut-être trop simpliste de faire du silence une thématique, parce que tous les textes de théâtre se la traînent, mais il y a sûrement une volonté de donner à entendre ce qui d’habitude est tu. Peut-être d’autant plus parce que nous nous adressons à des lycéen·ne·s. Dans la programmation du festival Regards Croisés 2022, je pense à d’autres textes comme Fascination d’Helena Tornero qui s’attaque aux restes du franquisme en Espagne, ou à Traverser la cendre de Michel Simonot qui évoque les traces de la Shoah que les dirigeants nazis ont tenté d’effacer après la guerre, pour éviter qu’elles nous parviennent. Dans ces deux cas, la question du non-dit s’inscrit de manière plus historique, politique.
Pour Bouche cousue, on sent que tu portes une attention particulière à la description des sensations physiques et du dépérissement. Est-ce que raconter ce corps du personnage est une façon de mettre à distance et d’explorer autrement la violence subie ?
Je crois au contraire que c’est une façon de ne pas mettre à distance, et de tenter d’être au plus proche du personnage, de ses sensations, de son corps qui se transforme. J’avais envie de raconter les effets de la violence plus que la violence elle-même, en poussant un peu le curseur de cette destruction physique progressive. C’est peut-être ça qui donne l’effet de distance. Ce n’est pas juste un moment précis, l’acte de violence qui détruit, c’est le prolongement de ce même acte dans ses effets, dans l’après. Il y a une forme de démultiplication. Dans l’écriture en tout cas, je tentais vraiment de prendre ces sensations de l’intérieur, avec et depuis Sidy. Avec des liens avec ma propre adolescence aussi. La distance vient aussi peut-être du personnage d’Adjo, sa meilleure amie qui cherche à comprendre, qui s’inquiète en écrivant dans son journal intime. Elle ne sait pas comment se positionner, comment aider, comment libérer la parole de Sidy. Et elle va sûrement un peu trop loin, en cherchant à trop bien faire, à trop rationaliser. C’est un texte qui dit que la violence, on la vit, elle nous transforme, elle s’inscrit en nous. Elle est là, simplement. Elle reste. Et parfois, elle ne s’explique pas. Ou alors pas tout de suite. Ou alors pas avec des mots. Parce qu’il n’y a plus de mot. Ou alors presque plus.
Article et Questionnements : Raf.