Retour sur « Sonny », pièce-performance de l’artiste slovène Nataša Živković programmée au Théâtre du Point du Jour dans le cadre de la première édition de Contre-Sens – Festival Sens Interdits 2022 et joué en nomade à la Maison des Passages, Lyon 5e le jeudi 20 octobre 2022.
„заклета девица“. En français, les « vierges jurées » ou burneshas. C’est une tradition séculaire que l’on retrouve dans les pays des Balkans et qui prendrait sa source dans le Kanun, code coutumier albanais né au cours du XVe siècle. Parmi de nombreuses règles régissant la vie sociale et familiale, l’une, étonnante, permet une forme de transidentité : certaines femmes ont l’autorisation de devenir des hommes pour la vie par la promesse de conserver leur virginité. Ce pacte des sexes accorde alors à la femme tous les privilèges du statut masculin, forme absolue d’être au monde dans une société patriarcale. Deux contextes principaux permettent ce serment : une famille qui n’a pas, peu ou plus de fils, et/ou le refus d’une femme ou d’une famille d’un mariage arrangé.
Les burneshas ont traversé les siècles et aujourd’hui encore on trouve des « vierges sous serment », ces femmes qui ont renoncé à tout ce que leur société nomme fémininité pour entrer dans la masculinité. Partant de ce phénomène sociologique, Nataša Živković propose une courte pièce, qui s’apparente à de la performance, où elle se mue dans un personnage qui va témoigner de bribes de vies. Le dispositif scénique n’est pas sans rappeler un podium, autour duquel sont installées les spectatrices. Assise dans un habit scintillant, Sonny se réveille. C’est le début d’un long effeuillage à la fois vestimentaire et symbolique. Le voile de paillette une fois à terre dévoile un corps habillé, un regard perçant et une allure presque trop fière. Qui se « cache » derrière Sonny ? Déjà, une femme. Une femme qui a pris la place d’un homme dans une famille sans fils – une famille sans fils, quelle malédiction : comment son nom et son identité pourraient-elles perdurer ? Puis une autre femme, qui ne voulait pas se marier, qui jure ne jamais se marier, qui souhaite plus que tout être libre – on n’est pas libre quand nos seules activités autorisées nous cantonnent en un seul lieu, en l’occurrence le foyer. Les témoignages tombent comme des sentences, les paroles sont très articulées comme pour neutraliser toute émotion. Cette neutralité langagière perdurera tout au long de la performance, tandis qu’un mouvement parallèle appelle le corps de Sonny à sortir quelque chose. Il se contorsionne, prend des allures grotesques de mâle peu courtois en discothèque : que se passe-t-il ? N’était-ce pas là un souhait, être mâle ?

C’est là toute la finesse et la complexité de cette performance qui soulève, par le corps et les attitudes, un trouble chez la spectatrice. Ce n’était pas une femme qui se sentait homme, c’était une femme qui ne supportait être femme dans sa culture, un malaise que le public ressent pleinement. Le seul moyen d’échapper aux obligations liées à son genre était d’en changer. Ainsi, l’acceptation de la transidentité dans le cadre des vierges sous serment n’est là que pour souligner plus fortement encore l’assignation de rôles genrés. Elle corrobore ce que ces femmes, parfois très jeunes, savent déjà : leur seul destin se trouvait dans la féminité socialement établie par le mariage, la maternité, le don de son corps et de soi-même. Don de soi auquel elles n’échapperont pas, car passer de l’autre côté de la barrière des sexes en devenant vierge jurée, c’est encore un sacrifice. Finalement, on ne traite pas ici de la question trans, mais bien de la question du patriarcat. Passée de l’autre côté des sexes, Sonny en revient à agir comme un homme machiste avec ses « filles », jouées par deux interprètes faisant parfois irruption dans l’allée scénique. Ces deux filles, que Sonny sommera plusieurs fois d’entrer en scène d’un cri qui résonne comme un ordre, n’auront pour rôle que de servir les autres avec le sourire, que ce soit Sonny ou même le public, dans un dispositif presqu’interactif. Ce rôle patriarcal des vierges jurées, Mary Edith Durham, anthropologue britannique, en relate en 1905 lors d’un voyage en Albanie : « Dans la Maltsia e Madhë [région albanaise], si un homme avait plusieurs filles et aucun fils, il décidait qu’une de ses filles deviendrait « vierge jurée » et se comporterait en homme (1). Elle dirigeait la maison et la propriété jusqu’à la fin de ses jours ; ensuite, les biens revenaient à l’héritier masculin le plus proche. Elle pouvait vendre (en les mariant) ses sœurs les plus jeunes ». Elle en revient à perpétuer les traditions.
Comment donc sortir de ce cercle ? Cette pièce ne se veut pas être une réponse, elle agit comme une piqûre de rappel dans un moment où les questions de genre font débat. Or, une assertion pointe tout de même : l’ordre des choses établies sur des coutumes patriarcales ne peut être simplement renversé par un sacrifice de soi, mais par une prise de conscience profonde et générale que les règles de société traditionnellement assignées à un genre sont, pour une grande majorité, culturellement fondées et dévastatrices.
Eléonore Kolar
Ressources
- (1) Laurence Hérault. Les « vierges jurées » : une masculinité singulière et ses observateurs. Sextant, 2009, pp.273-284. Disponible à ce lien : ⟨halshs-00438673⟩
- Film de Laura Bispuri, « Vierges sous serment », 2015
- Le livre de Elvira Dones, Sworn Virgin (indisponible en français), 2007
- France Culture, mini podcast « Elle n’est pas née homme, elle l’est devenue »
Spectacle en serbe, surtitré français. Durée 40 minutes Texte et performance Nataša Živković Scénographie Lenka Đorojević Création lumière et régie générale Špela Škulj Collaboration artistique Teja Reba Production Eva Prodan