avec Jean-Marc Galéra et Delmiro Iglesias / une production du Théâtre de l’Accalmie.
Vu au MorWancafé de Luzy, le 10 février.
Un espace total et minuscule qui consacre le théâtre comme une force de questionnement, c’est ce que propose ce spectacle en donnant vie à deux personnages d’une tendresse brutale et imprévisible. Deux soldats. On ne sait pas s’ils sont en train de mourir de faim, on sait qu’ils sont les derniers en vie de leur ligne de front. Tout le monde est mort et ils sont peut-être en train de devenir fous : ils regardent devant eux et parlent. Le texte se déplie comme une palabre où les moments de rupture et les saillies s’accumulent jusqu’à faire naître une situation décalée : un espace proprement théâtralisé qui joue sur la sensibilité de Gerd et sur la stature imposante de Hans.
Les comédiens jouent de cette théâtralité du texte en accentuant par une légère pantomime les traits de leurs personnages qui deviennent des clowns malgré eux, ébouriffés et calmes. Il y a cependant quelque chose de sarcastique dans ce texte qui dénonce bien plus que l’absurdité de la guerre : c’est bien notre absence de volonté et de libre-arbitre qu’interroge ce spectacle en montrant et démontant peu à peu les rouages de la pensée humaniste classique quand il s’agit de dénoncer la guerre. On ne dénonce pas la guerre en la ridiculisant ou en montrant à l’inverse sa violence inouïe comme peuvent le proposer de nombreuses écritures depuis le XIXème siècle. On ne choisit pas non plus d’adopter un point de vue ou une posture philosophique pour décrier la guerre : on choisit ici effrontément de conforter les enjeux de la guerre en montrant un personnage qui ne se questionne pas et un personnage qui essaye de retrouver une lucidité.
C’est cette recherche de lucidité qui est la grande ligne de force de spectacle et qui essaime toute la représentation en interrogeant plusieurs sphères et plusieurs atmosphères. Ce serait d’abord le cadre familial qui donnerait à la société des repères, et à ce titre des personnages récurrents sont convoqués, comme la sœur de Gerd, sorte d’évocation d’une mégère interminable ou la fille de Hans, Natasha. Ces deux figures familiales sont des sortes d’alluvions qui permettent aux personnages de se raccrocher à leur humanité et qui viennent entourer les personnages de leurs présences hiératiques. Et puis il y a Dieu qui crée de nombreux conflits et qui déchire les personnages jusqu’à des réconciliations effrénées, Dieu dont les prérogatives sont discutées dans une sorte de réflexion qui évoquerait Camus ou d’autres auteurs du XXème siècle. Et puis il y a les ennemis et un vrai basculement où Hans devient son propre ennemi et jusqu’à sa propre caricature.
Plus encore, et c’est là la grande force et en même temps la belle fragilité de ce spectacle : à l’absurdité de la guerre qui est visiblement terminée au moment du récit répond la difficulté de parler de certaines choses au théâtre. Dans un espace en tout cas irréconciliable où l’on finit par voir apparaître un kangourou et Napoléon en bicorne, les deux personnages reviennent au prosaïque et redeviennent brusquement des comédiens qui commentent leur prestation et jusqu’à l’écriture : la figure de l’écrivain y est montrée comme une figure blasée et résignée qui écrirait prudemment pour ne froisser personne et particulièrement les croyants.
Ainsi Gerd finit par dire : « En général, tu sais, les écrivains respectent dieu, Hans. » C’est là que la pièce offre une réflexion terriblement vraie : à la volonté divine qu’on appelle parfois le destin ou l’idéal érigée en paradigme politique où le libre-arbitre de chacun serait annihilé derrière un projet commun répondrait la force du théâtre et surtout de la poésie. Car si Hans finit par vaincre et faire retentir les cloches d’un armistice improbable en scandant un grand poème, ce n’est pas seulement utopique : c’est vrai dans l’instant et c’est vrai au théâtre. Et on le sait, ce qui est vrai au théâtre l’est toujours dans la vie.
C’est donc ce grand poème final qui offre toute une rêverie insolite et enivrante au spectacle, et qui vient rejoindre de nombreux petits saisissements qui préparent cette envolée finale, comme si au milieu d’un grand numéro de cirque plein d’énergie folle et de tension dramatique, on s’arrêtait d’un coup pour montrer ses blessures. Ce grand poème final arrive par petites disputes, par des petits silence, par des petits moments de grâce comme autant de piqûres qui nous rappellent que nous assistons à un spectacle au XXIème siècle dont la pensée a dépassé tous les stades possibles du pacifisme, du militarisme, du patriotisme, du progressisme, du positivisme, de l’idéalisme et pleins d’autres mots en isme :
« Oui, des esprits morts de désillusion, je crois que c’est ça qui est en train de monter vers les nuages, mon ami, le bonheur est plus léger que le malheur, c’est ça qui est en train de foutre le camp vers le ciel. » (Hans).
Ne reste plus que l’humanisme, qui depuis toujours abonde la force de la littérature, de la création et de la liberté d’expression. Un humanisme lyrique en somme qui constate la déchéance et les forfaitures des hommes, leurs échecs inconsolables et irrattrapables :
« J’ai vu un monde si beau, des plaines inondées de soleil, des monts si hauts, des terres si généreuses, si accueillantes, un monde si riche qu’il fallait le ruiner ».
La force de cette mise en scène est de mettre en résonance tous les cheminements possibles du texte en provoquant chez le spectateur écoute active et impromptue parfois laissée en suspens. Le metteur en scène choisit de faire lutter des questionnements douloureux et individuels, tout en dessinant les possibles de ce texte en évitant à tout prix d’en faire un drame comme il l’explique mais en cherchant à débusquer toujours dans une recherche clownesque, le pouvoir créateur de la parole et du théâtre.
Raf.