Critique de spectacle, Festival d'Avignon IN 2018

Mama écrit et mis en scène par Ahmed El Attar

Vu à la première représentation au Festival d’Avignon le 18 juillet au Gymnase du Lycée Aubanel.  A retrouver prochainement notamment au Festival d’Automne à Bobigny [MC93].

A retrouver ci-dessous, l’entretien d’Ahmed El Attar mené par Raf sur la radio l’écho des planches [repodcasté sur notre site] / Accroche de l’entretien : « Il n’y a jamais un moment de vérité entre mes personnages. »

Des effluves patients d’oppression…

Nous avions pu découvrir lors de l’édition 2015 du Festival d’Avignon « The Last Supper » d’un cycle de pièces sur la famille. C’est dans cette continuité qu’Ahmed El Attar porte cette nouvelle pièce « Mama » qui a été créée pour cette édition du Festival d’Avignon.

Mama apparaît comme une histoire scellée, celle d’une famille de la haute-bourgeoisie égyptienne, dont Ahmed El Attar décompose le renoncement. Ce renoncement est manifesté dans la mise en scène qui vient très subtilement subodorer des ensembles de grilles qui forment la composition inquiète de cet appartement bourgeois et sur lesquelles la lumière vient achopper ses rayons furtifs. La scène évolue comme un espace où les dialogues dévoilent toujours un moment de cruauté enclose. L’écriture dans un geste permanent et régulier fait circuler les voix en montrant sans cesse qu’elles sont empêchées par une forme de pudeur ou de terreur sociale, même si en réalité selon son rang social et la génération à laquelle on appartient, notre empêchement n’a pas la même épaisseur.

C’est une vie intérieure aveuglée par l’ordre naturel des choses qu’Ahmed El Attar introduit dans la construction sociale de la famille égyptienne, son travail fait grandir dans l’imaginaire du spectateur, des effluves patients d’oppression. Il y avait dans « The Last Supper » quelque chose de cette même oppression mais qui passait par une caricature plus lugubre et un humour plus léché. En effet, dans sa précédente création, la famille dévoilait ses rouages de domination par son rapport critique aux espoirs de la révolution égyptienne, qui montrait mutadis mutandis contrairement à l’implication de la bourgeoisie française dans la révolution de 1789, une défiance à l’égard d’un changement qui en appellerait bien d’autres.

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Mama © Christophe Raynaud de Lage

Dès lors, Mama semble en apparence se dégager de ces questions sociétales et politiques engendrant par là un silence étouffé sur ce qui touche au plus profond de notre être : notre libre arbitre en tant qu’il nous autorise à décider de notre propre destin. Dans cette famille égyptienne, et le théâtre en est l’ondée mystérieuse, les membres paraissent plutôt libres de leurs mouvements pour autant qu’ils sont membres constitués d’une hiérarchie dont le père contrôle l’inertie. Et c’est bien de cette inertie infernale dont il est question dans cette nouvelle création en tant qu’elle imprime un état de fait établi. Rien ne peut élever les membres de la famille par delà cette inertie malsaine, le personnage de Zizi, la petite fille de la « Mama » en est la preuve éclatante : cherchant à se destituer de son emprise familiale, elle n’en finit pas moins par se soumettre, mais d’une soumission qui porte peut-être en elle les prémices de l’irrévérence et de la liberté. Derrière les disputes entre la Mama et sa belle-fille sur la façon d’élever les enfants se profile l’abandon de Karim qui ne saurait choisir de défendre ou sa mère ou sa femme. Mais ces disputes subsument quelque chose de plus enfoui dans la machination familiale, elles sont la démonstration d’une médiocrité plus apostate qui met en évidence que les femmes ne s’interrogent pas sur leur position de mère mais se positionnent dès le départ en gardienne de la morale, tenante d’une paix sociale par delà laquelle elles sont et seront exclues.

La mise en scène porte en elle une tension à travers quelque chose d’une frénésie qui se stoppe, d’un instant qui se fige. Ces moments de retenue sont les symboles d’un mutisme tapageur souvent accompagné d’une vibration sonore qui fait disparaître le personnage derrière son indolente absurdité. Cette tension permet de renforcer et de souligner d’une certaine façon l’enfermement de la famille dans ses propres certitudes. Au fond, la principale peur que ressent chaque personnage, c’est non seulement l’appréhension d’une confrontation avec chaque membre de sa famille et jusqu’à la figure du père tyrannique semblable à une figure divine, mais surtout la peur de devoir donner, peut-être d’exprimer de l’amour, d’exprimer des regrets, de demander pardon, que ce soit aux membres de la famille, enfants, femmes, et peut-être même aux hommes, autant de personnages qui se sentent abandonnés. Dès lors, ce que montre Ahmed El Attar et la mise en scène en souligne la ridicule promesse, c’est que dans l’épreuve de la confrontation, les personnages révèlent leurs fragilités. Pour autant, l’humour noir naît des gesticulations de la Mama qui a tendance à exaspérer secrètement tout le monde et qui apparaît pour tous les personnages de la famille comme tenante d’une affection irrémédiablement possessive.

C’est là une dimension inaltérable du travail d’écriture d’Ahmed El Attar, c’est qu’il cherche à tirer de ce qu’on pourrait considérer comme des situations banales, un tragique minutieux et lucide. Tous les gestes des acteurs participent de cette tragédie burlesque où l’impuissance de s’écouter et de s’opposer fermement à une société établie nous renvoie à notre propre impuissance face à un système familial fondé sur le patriarcat : observer impassible l’impossibilité de l’amour filial et se résigner, croire que c’est dans l’ordre naturel des choses… Sans hypocrisie, parce que réfléchir revient à prendre le risque de détruire tout ce qu’est notre vie aussi superficielle fût-elle. Ahmed El Attar signe ici un spectacle d’une rare acuité qui en très peu de temps, dans un geste d’écriture épuré et dans une scénographie dépouillé de vaines grandiloquences ou d’impatientes angoisses, nous livre tout à monde à décrypter et à combattre pour atteindre à une vérité qui puisse satisfaire notre jouissance et pas non seulement conforter notre position sociale. C’est là que se situe le geste d’exubérance délicate du dramaturge, dans le décalage produit par le théâtre, d’un spectateur, conscient de l’aveuglement tragique de cette famille de la haute-bourgeoisie face à cette même famille qui se déchire, qui est déjà déchirée, folle des illusions qui sont aussi sinon plus coupables qu’insouciantes.

Raf.

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