Critique de spectacle, Festival d'Avignon OFF 2018

Regard en parallèle sur Alphonse et Les fils de la terre

Le regard en parallèle porte sur deux spectacles : Alphonse, une histoire d’amour d’après un texte de Marie-Hélène Lafon, mis en scène et interprété par André le Hir [joué au Théâtre des Lila’s du 6 au 22 juillet] et Les Fils de la Terre composé d’après le documentaire d’Edouard Bergeon et mis en scène par Elise Noiraud [joué du 6 au 29 juillet à Présence Pasteur]

Le monde rural, sa brutalité, sa beauté

Que le théâtre n’intéresse que les classes moyennes supérieures, CSP+, bobos de gauche ou autres privilégiés, on le déclare avec souvent trop de rapidité [même si on peut le déplorer]. En revanche, le théâtre sait s’intéresser au reste du monde, aux oubliés, aux porteurs d’héritages et aux symboles. Le monde rural en est plein : dans une économie mondialisée où la vie devient difficile, dans un milieu qui ressemble si peu à un métier tel qu’on le présente dans la république de l’égalité des chances, puisqu’il résulte davantage d’une transmission et d’un conditionnement depuis l’enfance que d’une vocation passionnée qui naîtrait chez un jeune étudiant. Bref dans un secteur complexe comme celui-ci, la sensibilité trouve sa place dans les recoins inattendus que vient débusquer l’art.

C’est le cas dans Alphonse, un seul en scène porté par André Le Hir d’après un texte de Anne-Marie Lafon et dans Les fils de la terre, mis en scène par Elise Noiraud d’après le documentaire d’Edouard Bergeon. Chacun à sa manière, et qui sont très différentes, ces deux spectacles nous entraînent dans ce monde proche et lointain à la fois.

Dans Alphonse, c’est une histoire d’amour qui vient racheter la misère humaine et sociale d’un idiot du village, retardé mental en mal d’amour qui trouve un réconfort et une proximité avec les plus vulnérables des humains. D’abord des enfants, pour leur innocence, leur fragilité, leur éveil à ce monde brutal. Puis une vieille femme, devenue infirme, adoucie et en demande d’autrui et de sa bienveillance. Enfin Yvonne, une jeune femme, une « étrange » comme lui, une blessée, une meurtrie, une sensible. Là peut naître l’amour, et avec lui la renaissance, la régénérescence, la reconnexion au genre humain.

André le Hir est un acteur d’une sensibilité extrême. Dans la finesse de son corps en mouvement, de son jeu, de sa voix apportée, il campe un Alphonse touchant, puissant, extraordinaire. Humain parmi les humains, l’acteur devient la voix et le corps de toute une génération, de tout un milieu social, de tout un univers. La poésie de la langue de Marie-Hélène Lafon, s’échappant de ce corps frêle et blanc entouré de ténèbres, vibre dans l’air comme dans un étau d’où s’échapperaient la violence et la haine. Ne restent que la douceur et l’amertume légère pour un public voyageur qui s’est laissé transporter et arrive, sonné, à bon port. Le plateau nu, un banc une chaise, la froideur d’une lumière presque fixe : la simplicité du tréteau nu renvoie à la richesse de la forme simple du théâtre dans ce qu’elle a de plus primaire, de plus intestinal et aussi de plus radicalement puissant, la langue portée et apportée.

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© Page Facebook du collectif des Fiers désinvoltes / ‎Alphonse, une histoire d’amour

Le traitement du monde rural qui est fait dans Les fils de la terre est bien différent. L’angle est plus objectif, plus politique, il cherche à montrer et accompagner la gestation douloureuse d’un secteur en crise qui ne se reconnaît plus lui-même. Au travers d’une histoire individuelle, vraie et racontée par un proche, c’est l’histoire de nos campagnes mourantes qui se dessine ici.

Petit à petit tuée par la chute régulière du prix du lait, l’exploitation de Sébastien se rapproche dangereusement de la faillite depuis qu’il a repris l’affaire de son père, épaulé par sa famille. Mais confronté à sa peur de l’échec, à la pression familiale et à la violence d’un monde juridique sourd aux revendications poétiques de l’appel de la terre, l’agriculteur sombre progressivement dans un mécanisme psychologique d’une violence malheureusement moins rare qu’il n’y paraît. Arrivé au fond, il ne peut que remonter, et la troupe d’acteurs campe ce sauvetage avec tendresse et finesse.

Au-delà du ton très documentaire de la proposition, l’espace scénique est habité de lumières qui dessinent l’espace, découpant les différents intérieurs de la pièce, tandis que le son dirige les temporalités par des retours réguliers à la musique de Nostalgie passée à plein volume dans l’étable où se jouent certaines scènes clés. Autre élément scénique, le tas de foin doré posé sur scène, élément concret s’il en est qui, dès le début du spectacle, dévoile son potentiel poétique et sa puissance scénique : dans un ballet en forme de combat contre l’homme qui tente de lui donner forme, l’or du foin illumine l’espace, retombant en paillettes multiples sur celui qui veut l’entasser. Rien que cette scène d’ouverture permet de placer un cadre fort sur cette pièce qui illumine d’art une réalité sociale douloureuse et complexe.

Que le théâtre vienne en aide aux miséreux, aux mis en difficultés, aux victimes d’un monde brutal et animal : c’est sa mission sacrée et sa seule raison d’être.

Louise Rulh.

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