Jusqu’au 22 Juillet, à La Scierie
Une homélie brutale et lumineuse
Cette nouvelle création est fondée sur l’écriture du poète qui a composé un cycle de trois pièces qui se rejoignent autour de questionnements qui sont autant d’ordalies pour mesurer la culpabilité des hommes dans un monde qu’ils ne contrôlent plus. Dans son essence, Pur Présent nous dévoile des éthos humiliés et exaltés, des figures tragiques qui sont précisément tragiques parce que leur parole ne porte aucune résolution, figures sublimes aussi car elles portent la violence de quelque chose qui ne pourra jamais s’accomplir autrement que dans la violence ou l’avanie. C’est aussi cela la force de ce drame, c’est qu’il porte la critique sociale et la critique d’un capitalisme exacerbé et monstrueux jusqu’à en faire un crachement fébrile et dolent, s’incarnant dans l’enthousiasme d’un jeu d’acteur toujours prégnant et insatiable.
En premier lieu, il faut souligner notamment sur le thème de l’avilissement moral et physique du prisonnier, l’intense filiation littéraire dans laquelle s’engage Olivier Py. Aussi la première partie dont la fable se conspue et s’amoure en prison résonne très fortement avec les premiers vers d’un poème de Théophile de Viau, écrit pour tenter d’infléchir ses juges [« Requête de Théophile à Nosseigneurs de Parlement», Œuvres poétiques, Troisième partie, Poème III, Composé en 1624] :
Dieux, souffrez-vous que les Enfers
Soient au milieu de votre empire,
Et qu’une âme innocente, en un corps languissant,
Ne trouve point de crise aux douleurs qu’elle sent ?
L’œil du monde qui par ses flammes
Nourrit autant de corps et d’âmes
Qu’en peut porter chaque élément,
Ne saurait vivre demi-heure
Où m’a logé le Parlement ;
Le texte d’Olivier Py, de la même façon s’immisce dans une lecture du monde qui privilégie l’âme et la vie intérieure sur le corps social. Pour autant, le corps social est représenté dans la pièce par l’œuvre de Guillaume Bresson en fond de scène qui met en évidence des antagonismes qui sont au fondement de l’écriture de la pièce et de la pensée de l’auteur. En arrière-plan d’un monde que l’on reconnaît comme étant celui qui gratte le ciel se profile le monde qui racle la poussière, celui des déshérités mais même plus largement d’une bonne part de la population dont le seul possible pour survivre dignement ne se trouve pas toujours dans une légalité strictement honnête, dans la définition hypocrite que la bourgeoisie adonne à l’honnêteté. C’est sur cette recherche de la dignité qu’Olivier Py tisse le métal de sa pièce. Tous les personnages de la pièce aspirent à cette quête, vouloir vivre plus dignement. Le personnage du prisonnier l’énonce dès la première scène (p. 12 dans l’édition Actes-Sud/Papiers) :
« Chacun essaye désespérément de sauver encore
Le minimum de dignité vitale sans lequel
On éteint pour toujours la lumière dans son ciel »
C’est aussi dans un symbolisme intact et charnel que s’énonce l’inadéquation au monde de tous les personnages et on reconnaît l’inquiétante pureté de l’écriture de Py ici poussée à son paroxysme sans démesure burlesque. Ce symbolisme en devient si intense qu’il permet aux acteurs de s’envelopper de cette parole poétique et de porter le masque de l’exaltation ou de la folie, du cynisme ou de la grâce ; traversés qu’ils sont par cette lucidité politique que corroie la fable, ils sont eux aussi d’une certaine manière spectateurs impuissants, incapables d’agir face à l’insolente absurdité d’un monde qui les dépasse. La force des personnages, c’est qu’ils se construisent autour d’antagonismes secrets, faussement connivents, s’abreuvant à des sources idéalistes ou se complaisant dans une insupportable fatuité, et que dans le même temps ils se réalisent par le cri ou plus encore par le coup de gueule désespéré qu’ils portent parfois sur le théâtre du monde. Pour autant, le projet poétique et politique s’inscrit dans une sincérité qui va au delà de l’artistique mais qui atteste de la conscience que l’œuvre poétique n’a pas la même fonction qu’une œuvre militante. En cela une scène résume à elle seule ce projet, la scène 2 de la troisième pièce (p. 72) où le secrétaire, homme dans l’ombre des traders qui dénaturent l’économie, décidant de porter un masque noir, au reproche de sa femme d’utiliser la souffrance et le malheur des autres comme un auteur de théâtre le ferait, répond : « C’est mieux que le silence ahuri des puissants ». Cette formule résume à elle seule toute l’utopie réalisée que serait le festival d’Avignon dans son essence où se pensent des possibles d’autant que tel qu’Olivier Py l’a déjà mis en exergue dans sa mise en scène du Roi Lear, le silence est bien une machine de guerre. Aussi, la littérature se doit de porter non pas seulement des revendications, mais doit tracer d’impatientes rêveries, et accomplir des révoltes romanesques et nécessaires.

En cela, l’écriture participe d’une intertextualité essentielle avec Eschyle dans la mesure où la figure tragique s’énonce toujours dans sa quête de liberté par rapport à la figure tutélaire des Dieux. Ici, la différence fusionnelle, c’est que les Dieux ont disparu et que l’homme reste seul face à son implacable destin s’il n’est pas capable de trouver en lui la force d’exister au delà de ce que la société lui offre et de ce que l’algorithme lui octroie, en atteste la soumission de notre destin et de notre avenir professionnel à un Parcoursup rénégat . Aussi Le Roi, figure du prisonnier devient presque une sorte de prophète qui annonce une apocalypse inquiète, il déplore la violence des hommes dont il est lui même un rouage impuissant. Face à lui, dans la deuxième pièce du cycle, le Banquier incarne toutes les compromissions, il est cet hubris de la tragédie, cette fureur incontrôlable mais il ne tue pas des enfants pour les cuisiner, il appuie délicatement sur l’écran de son portable. Il est lui-même concepteur d’algorithmes et de montages financiers qui font de lui une sorte d’émanation toute puissante capable d’anéantir le monde. Dans la troisième pièce du cycle point une sorte de fuite, l’image d’une révolte qui ne peut pas s’accomplir et c’est ici que précisément l’écriture s’arrête à la mise en évidence des mécanismes du capitalisme sans prétendre donner des solutions pour changer le monde autre que celle déjà presque devenue chimérique de reconquérir notre dignité. Le personnage du secrétaire qui décide de porter un masque noir atteint quelque chose de terriblement shakespearien, puisque tel Hamlet, on pourrait croire qu’il cache sous le masque de la folie, une incontinente impuissance.
Plus encore, dans l’épuration du dispositif scénique constitué de quelques accessoires et costumes et d’un tréteau, on s’inscrit bien dans un présent théâtral qui éveille notre sensibilité sans l’exacerber. La profération poétique et la lutte acharnée pour la dignité que la fable présuppose dévoilent des ardeurs inquiètes. La portée politique du discours crée une certaine connivence avec le spectateur qui découvre une pièce qui évoque in fine ce qui touche à son quotidien. C’est bien dans ce quotidien subi que se situe le tragique de notre existence surtout si nous ne sommes traversés par aucune vie intérieure, ni même bercés d’espérances, même fausses et illusoires. Au demeurant, il reste que cette nouvelle création ancrée dans une grande filiation absorbe une énergie et une promesse : celle de porter sur scène d’une certaine façon une forme d’abandon. Abandon parce que la mort ne peut survivre à nos désirs les plus fous, abandon parce que le combat serait perdu d’avance, fuite parce que ce qui compterait le plus finalement ce serait de vivre à soi car personne ne serait à la hauteur de la lutte pour changer le monde. Sur cette dimension, le texte corrobore parfois des accents koltésiens en proposant comme exfoliant à la lutte et à la violence sociale et politique, un onirisme sauvage et incertain ou un retour sur soi douloureux et imprécatoire. Mais de cette prise de conscience peut naître des symboles nouveaux et le théâtre en porte la foi inébranlable.
RAF.