Joué au Théâtre de l’épée de Bois (Cartoucherie-Paris) du 12 janvier au 05 Février 2017
Dans la salle en pierre du Théâtre de l’Epée de Bois, l’air est brumeux. Des femmes embaumées de tissus blancs se tiennent debout, immobiles de part et d’autre de la scène. Leurs visages et les courbes de leurs corps sont squelettiques, effrayants, lugubres… Appartiennent-elles à notre monde ? Leur présence est-elle spectrale ? La question demeure en suspens jusqu’au moment où un rayon de lumière descend sur les deux musiciennes qui accompagnent la pièce pour mettre en mouvement ce groupe de servantes mi-femme, mi-marionnette. La musique s’élève, les voix sont graves et l’atmosphère est toujours aussi épaisse. Où sommes-nous ? Nous entreprenons un voyage onirique et symbolique dans les silences de Pelléas et Mélisande de Maurice Maeterlinck. Les spectateurs peuvent alors s’abandonner à la contemplation de la mise en scène d’Alain Batis pour être transportés vers un ailleurs.
Tout commence par une perte : celle de Golaud dans la forêt, celle de la couronne de Mélisande au fond de l’eau et qui, elle-même égarée, s’est réfugiée près d’une fontaine. A partir de cet instant, un trio amoureux se forme pour mieux se déchirer. Placé sous le sceau de la jalousie, il s’achemine lentement vers le malheur qui n’aura de fin que dans une issue fatale. Bien sûr, la pièce de Maeterlinck regorge aussi de petits moments où l’on s’émerveille autant que les personnages à la vue de la mer, à la vue de l’eau dans une fontaine dans laquelle on aimerait, comme Mélisande, plonger ses mains ; des étoiles qui planent au-dessus de l’amour de Pelléas et Mélisande ou des plaines, encore, où galopent les moutons… Mais ces bonheurs sont d’une fragilité telle qu’il est difficile pour les uns et les autres de s’y donner à corps perdu.
©Philippe Bertheau/Théo Kerfridin et Pauline Masse
Aussi, c’est au sein d’un espace hautement métaphorique qu’Alain Batis représente cette polarité par une fusion des contraires : les rayons de lumières foudroient l’obscurité, la mer enlace la terre, les étoiles tombent sur les visages, et la chaleur ne se conçoit qu’en endurant froidure, la musique se mêlant aux silences. Les silences mais l’innocence, surtout, sont redoublés dans la mise en scène par des contacts inexistants entre les acteurs quand bien même Pelléas (interprété par Théo Kerfridin) dit s’emparer de la chevelure de Mélisande (jouée par Pauline Masse) ou que ceux-ci, à l’acte IV scène 4, devraient s’embrasser. Cette distance entre ce qui, d’une part, est écrit par Maeterlinck ou dit par les acteurs et ce qui, d’autre part, est fait par Alain Batis semble résister au premier abord, car la parole ne s’accompagne pas de l’acte supposé y répondre. Mais que deviendrait la pureté de Mélisande sans cette figuration ? Elle volerait en éclat.
Alors, en s’abstenant de montrer un geste ou un baiser, simplement, le metteur en scène restitue toute la candeur et la beauté de Pelléas et Mélisande manifestant peut-être ainsi, qu’il n’est besoin d’un contact purement physique pour combler les mystères d’un amour aux silences dévastateurs. Sans s’effleurer et leurs regards portés dans un lointain imaginaire, les acteurs face aux spectateurs se font « les passeurs diaphanes des mots » laissant ainsi un champ suffisamment libre où vague la rêverie, le cauchemars, l’ailleurs et où l’on se doit de laisser en suspens certaines énigmes insolubles. Énigmes tenues au secret par le voile de la pénombre qui peuvent, si on ne s’en tient pas à accepter leur étrangeté, être interprétées à l’aune des symboles que la clarté transperce.
Avec Pelléas et Mélisande, Alain Batis s’est donné la mesure d’une « partition polysensorielle [où] il s’agit de montrer dans l’épure la dimension visuelle, musicale, chorégraphique et théâtrale. » où le spectateur qui rêve éveillé dans cet ailleurs regrette, alors, de se réveiller et de ne pas prolonger ce rêve plus longtemps.
Dès lors, si plane habituellement au-dessus de Pelléas et Mélisande l’ombre de Shakespeare, laissons désormais entrer en résonance les derniers tercets du poème de Louise Labé, Je vis, je meurs, pour ponctuer ces lignes à la manière dont se clôt la destinée des deux personnages principaux :
Ainsi Amour inconstamment me mène :
Et quand je pense avoir plus de douleur,
Sans y penser je me trouve hors de peine.
Puis, quand je crois ma joie être certaine,
Et être au haut de mon désiré heur,
Il me remet en mon premier malheur.
Marie Chateau.