Critique de spectacle

Ctrl-X de Pauline Peyrade dans une mise en scène de Cyril Teste par le Collectif MxM

Une production du théâtre Poche de Genève jusqu’au 1 Mai

La pièce est publiée au Solitaires Intempestifs

Le spectacle s’appuie sur un texte puissant en même temps que mystérieux, instable tout en étant là comme une infrastructure autour de laquelle le travail du collectif MxM peut se tisser (à travers le metteur en scène Cyril Teste, les vidéastes Patrick Laffont et Nicolas Doremus ainsi que le compositeur Nihil Bordures). Ils peuvent dès lors en découdre avec cette pièce qui nous fait émerger dans un réel immédiat, visuel, saisissable dans une lecture formelle mais traduit bientôt une expérience du monde, celle d’Ida, jeune femme enivrée de solitude.

Ce réel est plein d’une fragmentation et d’une oscillation pénétrante qui font naître un sentiment de compassion, peut-être aussi de béance, qui nous aspire au fond de nous même, face au spectacle de nos propres fantasmes, et de nos errances numériques… Seuls tout en étant partout, présents partout et visibles partout mais sans corps, d’une chair translucide qui se déraisonne à la source du souvenir toujours vacant, toujours parcellaire. L’errance sur Internet permet au personnage central d’Ida de rabattre les trames de sa vie (dans le sens technique) pour ressentir une émotion, celle-là plus que réelle : l’amour, et d’éprouver son impossibilité. En cela le jeu de la comédienne Laureline le Bris-Cep qui incarne Ida s’harmonise entre tension et dévoration, quiétude et corrosion.

L’histoire ou plutôt la fable se déroule dans l’espace de la chambre d’Ida. Sa sœur Adèle est trop envahissante mais semble avoir des raisons de s’inquiéter… Laurent est une sorte d’amant de circonstance un peu trop bégueule, et il reste Pierre, personnage absent dont les traces subsistent dans des mails ou dans des fragments « internetaires » (j’utilise ce mot à dessein puisqu’il résume assez bien l’idée, tout comme les mots « planétaire » ou « satellitaire » qu’il y a un centre autour duquel les mouvements, les circonvolutions s’agitent, passent, dessinent leurs trajectoires avant de s’éteindre ou de s’estomper, ou même de se détourner).

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crédits photos : Samuel Rubio

Le personnage d’Ida est une sorte de centre, mais qui en même temps voudrait pouvoir se décentrer, exister par le regard de Pierre K dont l’immersion sur scène (qui constitue la seule rentrée d’un personnage dans la chambre d’Ida en dehors d’elle), révèle bien ce manque. Le personnage de Pierre K intervient en effet sur scène en corps. Son regard parle et ses mains manipulent une caméra qui nous permet de voir, projeté sur l’écran en fond de scène, non pas seulement son angle de vue dans la manière de capter Ida, mais tout son amour, dans l’éphémère de sa capture.

« On ne sait pas si ça va durer deux jours ou pour toute la vie » (Ctrl-X, p 57) dit Pierre K à propos de son amour pour la photographie, mais tout ce qu’il peut dire de la photographie semble pouvoir s’étrécir dans l’amour, et se dilater dans la peur.

Pour s’en tenir à une description technique du plateau, il s’agit pour le collectif de mettre en regard différents dispositifs numériques et de dresser un écran en fond de scène sous la forme d’une grande baie-vitrée ouverte sur le monde, qui devient la médiation principale par laquelle interagissent des autres dispositifs vidéos (webcam, caméras) ; mais aussi l’écran d’ordinateur lui même qui fait apparaître les images, les spams, les annonces, tout le fatras ou plutôt tout l’écheveau d’un fatras.

L’écran n’est fatras que d’apparence puisqu’il tente de saisir la duplicité des différentes interfaces de communications (sms, webcam, caméras, interphone) en même temps que la manipulation d’Internet toujours dans le but pour Ida de retrouver des images, des souvenirs, de ressaissir ce qu’a été sa vie.

La vie des personnages tous identifiables et que Ida convoque, est desservie soit par l’interpellation comme c’est le cas pour Laurent, soit par dépit comme c’est le cas pour sa sœur Adèle, soit par introspection ou désir de retrouver Pierre K ( le désir n’est-ce pas avant tout se regarder soi pour s’offrir aux autres ? Enfin si c’est possible…). C’est là le sens de sa recherche autour de Damas. Les photographies de guerres (prises par Pierre K) qui obnubilent Ida sont des preuves de fragilités, non pas tant parce qu’elles sont irradiées par le danger, mais parce que le risque est là pour elle de perdre un être cher, dont on ne sait pas d’ailleurs s’il elle ne l’a pas déjà perdu. La présence de Laurent en tant qu’amant interroge donc le spectateur, qui décidément, est un être qui se questionne, et qui veut toujours se torturer pour comprendre quelque chose, pour donner un ordre à de la beauté, et pour juger l’irreprésentable.

Entretiens de l’auteur et du metteur en scène sur Trensistor

Mais comme l’auteur et le metteur en scène ont pu me le dire au cours des entretiens, il ne faut pas juger les personnages. Il leur faut du courage et peut-être que c’est Pierre K qui en a le plus, peut-être que chacun a peur du regard de l’autre, veut peser autant que lui. Dans le cas de Laurent (amant d’Ida) et d’Adèle (sœur d’Ida), ils semblent vouloir pour trop la posséder, elle n’hésite pas à leur montrer tantôt son indifférence, tantôt sa haine, tantôt son hébétude. Elle repousse la vision que les autres peuvent avoir d’elle, qui se purge par le regard et qui dans l’intimité de sa chambre, dans sa vie de fragments, traverse, contourne, pénètre au plus profond d’elle-même.

Si elle ne peut se donner de plaisir, ni même en donner sans tomber dans un jeu salace, ni même encore se vouer à la mort, parce que tout est là pour empêcher de réaliser le rien et le néant de sa vie, alors c’est là peut-être que la vie naît, que tout prend un sens, qu’elle s’accepte, qu’elle est là, simplement, sans artefacts, un être humain ; non pas au sens philosophique, que les fictions littéraires se plaisent à construire dans la dialectique, mais dans une ardeur qui dépasse tous les clivages et qui ne représenterait pas une génération en particulier.

La mise en scène dès lors et à la manière dont Cyril Teste l’a admirablement bien construite, donne une lecture formelle de l’action avant d’en montrer les crises, les incertitudes. En cela, le dispositif vidéo se révèle être un paysage intérieur, un monde qui se lit, se voit et qui fait défiler en un instant des souvenirs, des regards, mais aussi des abandons. La création musicale constante au cours de la pièce accompagne les vidéos et les voix et crée une atmosphère sonore angoissante d’une sinueuse harmonie annonciatrice de l’impuissance.

Chaque personnage est un miroir qui renvoie sa propre image à l’image elle-même. Les nombreuses dimensions esquissent et débordent de mondes possibles, de liens, mais toujours inachevés, non-accomplis et en cela réels, parce que indicibles. Le plateau devient dès lors un lieu d’excavation de tous le refoulé et réalise peu à peu ce qu’on pourrait appeler le « mal-être » d’Ida. Une fosse se creuse, mais pas une fosse d’oubli. Ida tente encore de se flatter, de plaire, il subsiste en elle quelque chose d’une arrogance mélancolique, elle est encore la VIE mais enfermée, effrénée, dissoute.

Internet est là comme l’expression même de l’infini, discontinu et fébrile, tactile mais simplement du bout des doigts ! C’est là, la difficulté première pour des comédiens et ce qu’explique Cyril Teste, c’est que la façon dont on passe du fantomatique, de l’apparition au corps, à la chair devient l’enjeu même de cette forme théâtrale. Tout n’est qu’apparence, et pourtant ce que l’on y ressent est bien réel, mais le théâtre n’est pas là pour le traduire, il ne fait que l’esquisser, il en donne le ton sans en expulser le timbre, il en délivre la sensation sans en enfermer le secret.

Ida devient l’être que l’on voudrait aider, caresser, mais son corps est loin et las, luisant d’une érotique perdue, fanatique, un peu comme ces corps à la Genet, qui, les yeux brillants de férocité et dévorants d’amour demeurent impuissants, parce que l’amour n’illumine rien, parce qu’il n’est ni une flamme, ni un feu-follet mais une ombre impossible à déceler qui tâtonne à la recherche d’un corps. Ida contient en elle tout le souffre d’un volcan épuisé, et qui dans un dernier moment d’excitation tente d’imposer au monde sa sourde colère, sa détresse ulcérée.

Quelque chose est en train de s’inventer là, quelque chose qui va grandir encore. L’écran central où le spectateur suit le parcours d’Ida n’est là que pour montrer un manque, et pour essayer de le réaliser en jouissance (le spectacle laisse au spectateur le choix d’imaginer ce qu’il veut selon où son imagination pourrait le borner, et c’est d’ailleurs là que la multiplicité des rires est assez différente et que chacun y voit ce qu’il veut y voir).

Ainsi et peut-être pour mettre à terme à mes impressions, pour les relativiser aussi, il faut insister sur le fait que tout est en instance dans ce travail, et le regard du spectateur est en prise avec cet univers bien réel, perdu dans ses chastes fantasmes, c’est peut-être cela la poésie…

Cyril Teste signe avec le collectif MxM et les trois comédiens, une très belle mise en scène, et Pauline Peyrade à travers ce spectacle, annonce une œuvre puissante qui ne laisse rien au hasard et qui fait du théâtre selon les mots de Maurice Maeterlinck « un acte ordinaire de la vie » qu’il oppose à une « calme jouissance d’art », qui malheureusement constitue quelquefois le lot et la tarte à la crème des productions dites du théâtre contemporain. C’est mieux quand les deux dimensions coagulent et font naître au monde un nouvel univers, qu’on puisse désigner sous l’adjectif peyradien, qu’il nous faut pour conclure inventer pour la circonstance…

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