Critique de livre, Pensées sauvages

Pensées sauvages sur « Anéantir » de Michel Houellebecq – parution janvier 2022, éditions Flammarion

Lire, c’est traverser des moments de vie, c’est rencontrer des personnages, prendre le temps – il en faut pour lire ce roman – de leur donner une consistance dans notre mémoire, notre imaginaire ou notre propre corps. Écrire, c’est raconter une frontière entre des personnages et le monde réel dans lequel le lecteur peut les envisager, les projeter. Michel Houellebecq s’amuse donc à créer un narrateur hétérodiégétique qui lit et lisse littéralement notre monde pour en souligner la banalité tragique et humiliante, et qui dans le même temps écrit une sorte d’aventure initiatique où le but du roman revient au fondement même du romanesque et qu’on oublie trop vite, bercés que nous sommes de fictions idéalistes et espièglement désirables qui peuplent nos imaginaires et nos rayonnages. Ce romanesque initiatique dans anéantir vise à montrer comment chaque personnage doit en quelque sorte reconquérir quelque chose que la société, la famille et jusqu’à sa propre aliénation lui aurait enlevé, aurait anéanti.

Il serait trop long de retracer les trajectoires de tous les personnages du roman et encore plus long d’approcher tous les questionnements qui traversent anéantir ; une chose est certaine, ce roman parle de reconquête de soi, mais sans luttes. Non, la société n’écrase pas les personnages bien qu’ils soient étouffés par leur propre malaise, mais ils ne luttent pas, ils observent seulement les choses se déliter. Personne ne lutte. Non, les épreuves de la vie ne sont pas trop dures (car même malade et mourant, on bande toujours). Le destin n’est pas non plus tragiquement défavorable, non, c’est que la plupart du temps, on vit sur le côté (p. 681). Il y a bien un personnage qui se suicide dans le roman mais sans grand éclat et pour pas grand chose…

Des solutions pour s’en sortir : pratiquer l’art, forger quelque chose, c’est ce que fit la mère du personnage principal, Paul, en composant des statues étranges qui ne valent plus rien. Se donner à fond dans son travail, pas plus, car même dans les plus hautes sphères du pouvoir et de l’influence que dessine le roman, on n’est jamais son propre maître car personne ne maîtrise réellement son image et son discours. Et si travailler n’est pas non plus une corvée, ce n’est pas s’épanouir que de travailler : travailler, c’est s’oublier, s’insérer ou s’élever socialement, c’est être précaire, déclassé socialement et humainement, et s’en rendre compte quand on réalise qu’on est méprisé ou c’est tout réussir et devenir mondain jusqu’à se désagréger de la réalité.

Quelles autres solutions explorent le roman pour lutter ? L’épanouissement personnel, une alternative moins radicale que l’engagement politique ? Le terrorisme ? Prudence, la femme du personnage central évolue dans une sorte de religion alternative tandis que l’intrigue du roman développe la description d’actes terroristes coordonnés et ciblés sans que jamais on puisse en comprendre la finalité, les revendications politiques s’effritant dans un ésotérisme halluciné mais qui dresse le constat du recul des savoirs scientifiques.

Vivre sur le côté, c’est aussi voir ses proches, sa famille connaître des difficultés, c’est se poser des questions, essayer de dialoguer. Et s’il y a bien une chose dans ce roman qui constitue un terrain d’entente, c’est la nécessaire prise en charge à hauteur d’humanité des personnes en EHPAD et ou des personnes dépendantes à cause d’un handicap. Le père du personnage central est en effet plus vivant et revigoré même s’il est immobilisé à partir du moment où il est exfiltré d’une unité de soins qui le fait mourir à petit-feu. Cette description sordide des lieux de vies en fin de vie corrobore tout le propos du roman : on ne peut pas lutter et on ne peut être qu’immobile « dans l’attente d’une catastrophe, ou d’un miracle » (p. 475).

On ne peut pas lutter non plus car au fond, on n’a pas accès à la quintessence des choses : Dieu est un mauvais communicant (p. 164), les dirigeants et hommes politiques (y compris en campagne) décrits dans ce roman sont eux aussi de mauvais communicants et ne savent pas se mettre en valeur : ils ont besoin d’intermédiaires pour mettre en avant leurs idées. Et même les médecins qui accompagnent des patients en fin de vie ou en stade terminal ne peuvent rien, même avec les technologies les plus sûres, contre la maladie et le pourrissement du corps et de ses cellules.

Pour autant, on aurait tort de chercher dans ce roman, une peinture au vitriol de notre société ou encore une volonté affable et cynique d’en dépeindre les névroses et les excès : si on trouve le roman long et qu’on se déçoit d’avancer dans la lecture, c’est qu’on y voit peu à peu s’effriter la satire, l’ironie ou la pantomime pour rejoindre les réflexions et les drames d’un personnage banal, CSP + certes, mais étrangement proche de nous.

De la même façon, si le roman explore une certaine rupture entre Paris et la province et s’amuse à montrer les écarts du personnage principal avec le monde normal dans lequel il a grandi et celui du pouvoir dans lequel il travaille, notre personnage étant ami avec le ministre des finances et bientôt premier ministre Bruno, cette rupture n’est là encore qu’un prétexte romanesque, un faux semblant, tout comme les saillies et les intrigues qui peuplent le roman et qui n’aboutissent jamais à rien. Intrigue policière avec la recherche de démantèlement d’un réseau terroriste, divorce du jeune frère de Paul et courte idylle avec une aide-soignante, trame politique qui voit l’ascension de Bruno qui sera peu à peu gagné par l’ivresse du pouvoir et qui se perd et perd jusqu’à Paul, son ami, puisqu’ils ne communiquent plus que par téléphone à la fin du roman. Se jouent aussi dès le départ les retrouvailles forcées d’une famille qui doit prendre des décisions pour leur père grabataire et qui réinvestissent la maison familiale dans une sorte de huis-clos tendre et parfois survolté.

D’autres intrigues, retours en arrière dans le passé du personnage qui tapisse encore les murs de sa chambre, aventures hasardeuses, aventures amoureuses du héros toujours déçues, déchirements familiaux (tout cela est très vite résumé de ma part), s’ajoutent à ce roman qui n’en finit pas jusqu’à arriver à la sixième partie et à la septième partie.

Un dessin énigmatique en fait l’ouverture, une sorte de pistil, fleur charnue ou fleur charnelle : cette dernière partie du roman a quelque chose d’enivrante, de mystérieuse et de furieusement belle.

© michel houellebecq

En fait, ce roman prend peu à peu une tournure inattendue pour devenir un roman d’amour puissant, féroce et lucide, un éloge de la vie dans son abandon, ses souffrances et ses échecs. Car si le roman raconte le délitement d’un couple ou sa séparation par habitude, il raconte, il mesure et il sourd comment les corps peuvent s’apprivoiser à nouveau, comment le calme ou l’excitation d’une étreinte ou d’un corps nu peuvent faire exister à nouveau et exciter puissamment. Plus encore, dans la dernière partie d’anéantir, Michel Houellebecq construit une sorte d’exégèse radicale de son propre roman en expliquant pourquoi le personnage n’a pas connu le bonheur et le découvre trop tard, et en cela il fait œuvre de poète jusqu’à finir par insuffler simplement à l’œuvre quelque chose de contemplatif.

Si dans la vie quotidienne du héros, la nature s’était limitée à une vue sur un parc de Bercy pour le personnage principal, parc dont l’auteur décrit la beauté étriquée et contenue à plusieurs reprises, quelque chose s’élève dans la fin du roman quand l’auteur retourne voir sa terre natale en Beaujolais : ces moments de contemplations silencieuses ont quelque chose de désespérément vrai. On se sent éternel quand on regarde la nature qui nous entoure et on vit par toutes les sensations qui nous traversent, car la contemplation de la nature tout comme la contemplation d’un tableau du Lorrain « [installent] définitivement en l’homme l’enivrante tentation du départ vers un monde plus beau, où nos joies seraient complètes » (p. 701).

Un roman à lire en somme sans prétendre y voir d’autres vérités que le reflet de nos abandons et de la médiocrité de nos renoncements…

Raf.

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