joué au théâtre des Clochards Célestes du 12 au 17 septembre dernier.
La violence de la crise humanisée
Le quai de Ouistreham, essai publié par Florence Aubenas en 2010 a fait grand bruit, puisqu’il permettait de plonger dans la réalité brusque et violente des précaires dans un contexte de crise économique. Au terme d’une enquête immersive de 6 mois, la reporter publie en effet un livre effarant, tout en portraits humanistes et sensibles, qui permet de suivre son chemin dans les rouages de Pôle Emploi puis du monde des femmes de ménage, et par là sa propre évolution.
C’est à ces enjeux que s’attaquent Louise Vignaud et Magali Bonat dans l’adaptation pour le théâtre qu’elles font de cet ouvrage, en n’en saisissant justement tous les enjeux et les priorités.
Dans le corps explosif de Magali Bonat font irruption de multiples femmes, toutes semblables, universelles, qu’elle fait vivre en quelques postures. Sa voix porte les mots de Florence Aubenas, poétiques, bruts, condensés de formules marquantes. D’un détail, elle fait jaillir une humanité toute entière, au détour d’une phrase ou d’un geste. La puissance de ces portraits fait la force de cette performance d’une actrice seule en scène qui incarne et donne voix. Accoudée à un tableau blanc de formateur technocrate, elle expose la violence d’une simple remarque dans un agence d’intérimaire, ou d’un regard dans les yeux d’une conseillère Pôle Emploi. Et donne un visage à ce vague mot, crise, et à cet étrange chiffre, 6 millions de chômeurs en France en 2018.
- © Rémi Blasquez / Compagnie La Résolue.
Plus fort encore, en rendant hommage aux femmes que présente Aubenas, le spectacle rend hommage à la reporter elle-même, dans une sorte de mise en abyme qui permet de rappeler le contexte d’écriture de ce texte, le courage qu’il a fallu montrer pour oser s’infliger une telle expérience, sortir d’un quotidien de femme blanche privilégiée journaliste à Paris. Ainsi, le spectacle s’ouvre sur la mise en contexte du travail d’Aubenas, la justification et l’explication qu’elle-même donne à cette expérience. Et dans l’adaptation du texte qui est faite par l’équipe artistique, il est volontairement choisi de ne pas mettre en lumière seulement ces femmes présentées et décrites par la journaliste, mais aussi d’honorer l’autrice à l’origine de ce texte, en exposant sa propre expérience et son propre cheminement.
Ainsi le destin de ces femmes vient s’imprimer en parallèle du sien. Au fur et à mesure de l’avancée du récit, où on découvre leurs parcours, c’est celui de la journaliste qui se dessine : malgré sa préparation, malgré les idées qu’elle a déjà de l’endroit dans lequel elle se plonge, malgré les statistiques, les articles, les nombres et les informations qu’elle connaît, expérimenter dans son corps et dans ses muscles la réalité d’une vie comme celle-ci la transforme véritablement profondément. De la naïveté à l’épuisement, de la théorie à la pratique, elle entraîne le lecteur, et donc le spectateur, dans cette prise de conscience sociale et politique. Ce qui résonne d’autant plus 10 ans plus tard, quand on imagine bien que la réalité de ces parcours n’a pas dû s’adoucir… Témoignage qui vient frapper à nos oreilles et donne une autre aura aux « invisibilisées » du quotidien, qui préparent et organisent la vie dans les lieux de sociabilité commune dont elles sont pourtant exclues.
Louise Rulh