Critique de spectacle, Festival d'Avignon IN 2017

Sopro écrit et mis en scène par Tiago Rodrigues

créé entre le 7 et le 16 juillet au Cloître des Carmes au Festival d’Avignon par le Théâtre National de Lisbonne

Une ouvrière du drame ou un souffle adulé jusqu’à la parole

Sopro est un spectacle qui nous raconte l’histoire de Cristina Vidal qui travaille depuis quarante ans en tant que souffleuse et régisseuse dans le Théâtre National de Lisbonne que dirige Tiago Rodrigues. La pièce se compose de plusieurs éléments narratifs qui bientôt se superposent et se mêlent pour créer un grand récit de théâtre comme il est si rare d’en lire ou d’en entendre aujourd’hui. Une première partie de l’histoire raconte la genèse du spectacle de Sopro en figurant des conversations entre Tiago Rodrigues et la souffleuse. Puis, se mêlent à cette trame, l’histoire de Cristina, voyageant dans ses souvenirs de souffleuse au théâtre tout au long de sa carrière et des grands moments du répertoire qu’elle a pu vivre, mais aussi des souvenirs d’acteurs et d’une directrice dont la pudeur excessive l’aurait particulièrement touchée.

La particularité poétique de ce spectacle, c’est qu’il est un spectacle soufflé. On voit la souffleuse se déplacer imperturbablement sur scène pour souffler le texte que quatre comédiens interprètent. La souffleuse souffle l’histoire de sa propre vie à deux comédiennes qui en prennent en charge le récit, elle s’incarne dans un personnage de théâtre alors qu’elle est déjà une femme excessivement théâtrale et plein d’une pudeur délicate. Sopro n’est pas simplement une pièce de théâtre, sa forme narrative et sa construction scénique en font bientôt un objet tout aussi poétique que brisé. En effet, raconter sa vie par la voix des autres, par le prisme de l’écriture d’un auteur est une forme de menace constante qui pèse sur la vie même de la souffleuse surtout quand elle exprime à plusieurs reprises ses doutes sur le projet poétique du directeur de son théâtre. Ce qui fait que l’histoire de Sopro est universellement belle, c’est qu’elle fait aussi partie de l’histoire du théâtre, une histoire du théâtre lumineuse et fragile qui nous montre une femme pénétré d’un amour admirable et essentiel, une ouvrière du drame comme le dirait si bien Valère Novarina. Le souffle de cette femme retentit comme un murmure au milieu du cosmos dont le cloître des carmes devient le centre. Le cosmos est renforcé par des sons d’une nature artificielle (vent, pépiements). La scène est envahie de quelques plantes touffues qui auraient poussées entre les planches et devient une scène de théâtre où se rejouent les scènes essentielles d’une existence et des textes du répertoire qui fondent l’imaginaire théâtral de chacun.

Il y a parfois quelques moments cocasses, dont certains plein d’un humour insatiable qui nous font sourire et nous emportent bientôt dans la personnalité de la souffleuse dont l’auteur a voulu traduire le caractère généreux et trempé. La mise en scène tente d’imaginer la possibilité de ce théâtre où la souffleuse, âme et gardienne du texte, se déplace parmi les acteurs, comme une joie errante et précieuse, grave et solennelle qui serait une actrice sans voix telle une mère qui apprendrait à son enfant à se pencher sur les fleurs pour en exhaler la douce fragrance. La souffleuse de ce théâtre d’habitude enfouie derrière le voile des rideaux ne quitte pas un seul instant l’espace scénique et porte sa partition scénique comme on porte un oracle, ne prétendant pas détenir la vérité du texte, mais bien son souffle précisément. Elle est une présence qui nous rappelle que l’acteur peut se tromper, et qu’une souffleuse est là pour soutenir sa dignité dans l’ombre éclatante de sa lumière.

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Sopro © Christophe Raynaud de Lage

Les scènes de théâtre qui sont jouées sont les souvenirs des plus belles scènes soufflées… On peut entendre retentir L’Avare dans une langue moliéresque dont le portugais souligne encore davantage le ridicule. On peut aussi écouter une des plus belles scènes du théâtre, la scène de séparation entre Macha et Verchinine à la fin des Trois Sœurs de Tchekhov ou encore la scène finale où Bérénice renonce à Titus et lui promet de ne pas se tuer de désespoir. Au delà de la simple anecdote, ses scènes qui peuplent et fondent notre imaginaire sont jouées avec une grande force, à tel point que toute l’histoire nous revient d’un coup. Comme cette souffleuse habitée par des textes magnifiques, le spectateur entre en contemplation car il est lui aussi pénétré par de tels textes, et c’est son cœur qui lui souffle les textes. En écoutant ce spectacle, on devient tous un peu souffleur, souffleur de notre amour sans limites du théâtre. La souffleuse même termine la pièce en énonçant simplement les sept derniers vers de Bérénice alors qu’elle n’a pas parlé de toute la pièce. De fait, sa parole devient la parole de toute la salle qui sait qu’aller au théâtre ne laisse pas indifférent et qu’aller au théâtre, c’est encore devenir par la voix des poètes, un porteur d’espérance et de misère.

C’est ce pouvoir du théâtre qu’incarne à elle seule la souffleuse qui dirige le texte, et qui parfois le change pour faire dire ce qu’elle croit être le mieux aux personnages. Cet acte d’insoumission fait d’elle une figure poétique et la rapproche au plus près du poète qui a créé ce spectacle sans doute bien plus que pour lui rendre hommage. Tiago Rodrigues montre indéniablement que les gens dans l’ombre des coulisses sont en eux-mêmes des poètes pleins de récits et de souvenirs de théâtres à raconter sur scène ou ailleurs, et que comme l’acteur ou le poète, ils n’oublient pas que le théâtre n’est qu’amour et sacrifice, rigoureux et de la même ardeur, un endroit calme et tranquille où l’on peut abattre le monde consterné qui est le nôtre.

Raphaël Baptiste

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