n° 10 de la collection répertoire du TNP
La Tragédie du Roi Richard II de William Shakespeare est présentée par le TNP dans une régie de Jean Vilar en mai 1953 au théâtre de la Cité Jardins à Suresnes. Elle est ensuite donnée dans la Cour d’Honneur les 17, 20, 23 et 26 juillet 1953 pour le Septième Festival d’art dramatique d’Avignon.
Avant sa parution dans la collection du répertoire du TNP en 1953 et a fortiori avant la prise de fonction de Jean Vilar comme directeur du TNP en 1951, la pièce a été créée pour la première semaine d’Art en Avignon les 4, 7 et 10 septembre 1947, puis reprise en 1948 pour le deuxième festival d’art dramatique les 20 et 24 juillet. Elle fut donnée à nouveau en 1949.
Les larmes prouvent leur amour, elles n’apportent pas leur remède
Dans cet épisode, vous pouvez entendre :
- Marie-Madeleine Mervant-Roux, directrice de recherche émérite au CNRS.
- Jacques Téphany, écrivain et ancien directeur de la Maison Jean Vilar.
- Alexandre Blomme, saisonnier à l’antenne de la BnF-Maison Jean Vilar.
- Lecture d’extraits : Julie Clugery et Juliette Meulle.
- Extraits sonores : Maurice Jarre, musiques de scènes pour le TNP [bandes originales], 2012, SINETONE AMR.
Quand Richard II triomphait en ouverture de la Première Semaine d’Art en Avignon [1947]
Parmi les pièces historique de William Shakespeare, Richard II est la première de la seconde tétralogie qui comprend également Henri IV (deux parties) et Henri V. Que dire de cette tragédie, si ce n’est qu’elle montre la grandeur et la décadence de celui qui exerce le pouvoir ? Le choix de cette pièce, chère aux pratiques de Jean Vilar n’est pas anodine. Elle dépasse une inspiration purement historique pour se muer en une véritable tragédie humaine : l’histoire d’un roi dépossédé parce que trop possédé par le pouvoir, obsession du pouvoir qui confine à la folie. On retrouve là en germe l’ivresse mélancolique du Roi Lear, pièce écrite près de dix ans après Richard II. Outre son aspect historique qu’il serait pour trop complexe de présenter de façon exhaustive, la pièce se berce d’intimité et montre davantage que la fragilité du pouvoir, la façon dont elle broie en nous nos émotions et notre bon sens jusqu’à faire de nous des meurtriers ou des pleutres. Elle raconte comme dans les tragédies antiques comment l’hubris aveugle l’individu au point qu’il en devienne un monstre, un monstre généré par une société conservatrice augurant son ordre de la puissance céleste. Cette complexion historique, Thomas Jolly s’en était beaucoup amusé, lui qui a monté ces dernières années la première tétralogie comprenant Henri IV (3 parties) et Richard III et qui avait imaginé un tas de dispositifs ingénieux pour comprendre les figures historiques en lice.
Jean Vilar choisit donc en 1947 de monter ce texte pour la première fois comme pour élargir la connaissance que le public français avait de cet auteur, c’est la première pièce montée dans la Cour d’Honneur dans des costumes flamboyants de Léon Gischia restés célèbres. Tout le monde connaît les photographies d’Agnès Varda figurant Jean Vilar en Richard II avec sa couronne ! S’il choisit cette pièce, c’est bien parce qu’elle concentre en germe un grand nombre de traits afférents au drame shakespearien : il nous faudra en saisir l’acuité tout autant que le renouvellement scénique qu’il permet d’opérer ! Ce qui va donc compter avant tout décor, c’est la majesté du lieu même de la cour d’honneur. Aussi, c’est le bien verbe qu’il faudra faire résonner jusqu’à faire entendre dans les plus infimes murmures la souffrance et la désolation. C’est un choix dramaturgique qu’avait réitéré Olivier Py dans sa mise en scène du Roi Lear en choisissant à dessein de ne pas ou peu sonoriser les comédiens.
C’est l’histoire de ce roi qui à la suite d’une querelle entre deux nobles prononce un exil notamment à l’encontre de Bolingbroke, duc D’Hereford, son cousin. Ce dernier réclame ses titres et son héritage quand son père Jean De Gand expire alors même que Richard II le spolie en usurpant sa fortune pour mener une guerre en Irlande. Bolingbroke profite de l’absence du roi pour rassembler des partisans et usurpe le trône d’Angleterre en jetant en prison Richard II à son retour d’Irlande. Le Duc d’York régent du royaume en l’absence de Richard ne prend pas parti et pour endiguer les violences laisse agir Bolingbroke et ses partisans. Richard II finit par être assassiné dans sa prison et Bolingbroke alors devenu Henri IV doit affronter un complot : Aumerle fils du Duc d’York est stoppé net par son père qui réclame au roi son exécution. Ce dernier finira par lui laisser la vie sauve. Voici donc ce qui constitue l’argument principal de la pièce, et derrière cet ancrage se tisse la puissance du dramaturge qui instille dans chaque scène des duels où s’enflamment la tendresse et l’orgueil, autant de morceaux de bravoures littéraires qui tentent de rendre compte au mieux des aspirations personnelles de chaque figure historique.
Ici, cette pièce de Shakespeare est intéressante à plusieurs niveaux : d’abord la traduction effectuée par Jean Curtis est une traduction moderne loin de la grandiloquence d’un François-Victor Hugo qui ne fait qu’enrubanner les pièces de Shakespeare. Ici, Jean Curtis essaye de rendre la traduction dynamique, proche de celle de la conversation politique, laissant entendre les échecs personnels des personnages avec sincérité sans bercer dans l’élégiaque. C’est aussi l’idée que le spectacle doit avoir sa propre traduction, Jean Vilar initie par là cette tradition aujourd’hui établie qu’on commande une traduction pour monter son spectacle, c’est par là qu’on fait force de proposition tout en s’inscrivant dans une logique de répertoire.
Du point de vue de la construction même de la pièce, les personnages ont ceci de fort théâtral qu’ils sont loin de tout baroque : la parole se veut authentique et le cœur sincère. On comprend parfaitement que cette pièce se soit chevillée au corps du régisseur Jean Vilar, lui pour qui compte le plus “le verbe généreux et précis [et] la sensibilité la plus pure de l’acteur”. Dès lors, roi déchu, reine éplorée, illustre noblesse qui bat de l’aile, jeunes nobles fougueux et téméraires, palefreniers, jardiniers se retrouvent mélangés dans cette pièce où la joie n’existe plus et où la seule consolation est de pouvoir s’écarter des bêtes féroces que sont les hommes. A ce titre, la scène de séparation entre Richard et sa femme (jouée par Monique Chaumette) qu’on veut exiler en France est d’une saisissante beauté : saisissante parce là encore se dessine un dernier baiser pour l’éternité comme dans Roméo et Juliette à ceci près que les personnages en bout de course précipitent dans ce dernier baiser toutes leurs émotions et que ce seul baiser en dit long sur leurs chagrins si bien qu’ils n’ont pas besoin de s’épancher pour se comprendre.
Richard II est un véritable chef d’œuvre surtout parce qu’il rappelle à l’homme que la mort “lui prête un bout de rôle, un petit théâtre pour jouer les tyrans”, surtout parce qu’on ne peut pas convoler devant les mises en garde permanentes et rester sourd à ceux qui nous mettent en garde sur nos excès, que ce soit Jean de Gand ou le roi lui-même une fois déchu : cet aspect prémonitoire des violences à venir résonne particulièrement en nos temps troublés où s’oublie le respect de l’homme pour mieux piétiner et étrangler ses droits inaliénables et ses libertés. Richard II est la preuve que les hommes échappent à leur destin et le théâtre de Jean Vilar en est l’écho, un écho retentissant qui fait la promesse depuis 1947 d’être la cour de tous pour sceller ensemble et dans la célébration poétique d’un futur baigné d’espérance et d’utopie.
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