N°5 de la collection répertoire du TNP : Nucléa d’Henri Pichette dans une régie de Jean Vilar avec Gérard Philippe et Jeanne Moreau entre autres acteurs. jouée en Mai 1952 à Chaillot puis reprise en juillet 1952 dans la Cour d’Honneur du Palais des Papes, 8 représentations.
Dans cet épisode, vous pouvez entendre :
- Marie-Madeleine Mervant-Roux, directrice de recherche émérite au CNRS d’après les recherches Joël Huthwohl, qui dirige le département des Arts du spectacle de la BnF.
- Adrian Blancard, assistant de production aux expositions et iconographe pour l’association Jean Vilar.
- Lecture : Raphaël Baptiste et Juliette Meulle
L’enfer refuse d’exister…
Nucléa est une pièce originelle qui se joue des conventions du théâtre en insufflant à la parole théâtrale un nouvel atome : le poème, celui qui s’invente sous nos yeux dans le corps de l’acteur, celui qui est pensé pour se mouvoir sur scène et non pour émouvoir, les mots déborderont de sens et bousculeront le spectateur jusqu’à l’abstraction, jusqu’à ce qu’il s’abstienne de penser et qu’il écoute simplement ce qui vit au dedans de lui quand les mots retentissent. Henri Pichette dans ce texte novateur et magnifique sarcle les racines théâtrales pour faire du théâtre ce qu’il est aujourd’hui dans sa recherche permanente et décentrée : une tribune poétique avant d’être une carcasse narrative.
Nucléa nous fait rentrer dans un autre monde, et si Nucléa n’est pas le nom d’un personnage central mais simplement une manifestation cosmogonique, elle est aussi une promesse : celle de délivrer le monde de ses mauvais rêves… D’ailleurs pour le figurer Alexander Calder avait conçu des mobiles : leur légèreté aérienne bouleverse jusqu’aux lois physiques en figurant de nouveaux astres étranges qui étireraient l’horizon jusqu’au vertige.
Ce monde scénique croît en un trois grand moments qui forment trois tableaux : Les Infernales / La Parole Éveillée / Le Ciel Humain. Dans le premier tableau, comme dans l’attente des mauvais rêves, le monde est en train d’être assailli par les bombes jusqu’à en suer : chacun prend la parole en une terrifiante oraison pour disperser ses peurs. Des foules de voix sont à l’œuvre qui étaient à l’époque lancées par des sténographes disposés dans toute la salle et sur scène, ces voix se mêlent au bruit furieux des armes, des cris, des sirènes, des appels désespérés et lucides. En fait ce premier tableau est comme une sorte d’orage où les nuages de peur ne se dissiperaient jamais, faisant sourdre le péril atomique qui régnait en pleine période de guerre froide. Quelques trouées déjà annoncent un ton plus langoureux, plus extatique : des prières qui fusent et qui voudraient que le monde soit un âge d’or qui n’a jamais existé ! Un chœur déverse des plaintes, chœur qui contrairement à la tragédie grecque ne communique plus avec les Dieux et ne soutient plus de héros dans sa cuisante démesure. Un paysan, un ouvrier racontent les jours heureux ; deux ombres désirantes que l’on retrouvera dans les autres tableaux Gladior et Tellur vont resserrer le chaos et en sonder l’origine : Gladior délure le cynisme de la politique quand Tellur parle en vain jusqu’à n’avoir plus rien à raconter, il souffre comme emmuré dans ses propres souvenirs comme s’il pouvait voir subitement renaître toute chose qu’il voit suffoquer. Tellur est le personnage parti à la guerre : départ sans retour, des lettres faussement rassurantes envoyées aux proches et enfin un rire nerveux, et fulminant qui voit la vie partir en fumée. Tellur est donc celui qui témoigne des forces destructrices quand Gladior en scrute les mécanismes insidieux: aucun langage, pas même celui du théâtre ne peut traduire leurs souffrances fantasmagoriques.
Henri Pichette donne à ces personnage une épaisseur quasi-métaphysique : Tellur est le chantre d’une destruction programmée qui n’est en rien une fatalité quand Gladior est une sorte d’ange noir des violences en présence. Pour renforcer cette dimension métaphysique, le texte en lui-même se décline en plusieurs formes : dialogues, poèmes, complaintes, partition chorale et s’inscrit pour le premier tableau dans la longue tradition des textes où les personnages interfèrent directement avec des figures infernales jusqu’à s’oublier. Pour autant, ce qui revêt au premier abord un aspect plutôt cataclysmique va peu à peu s’ouvrir à la lumière et l’amour absent de ce mauvais rêve, La parole éveillée étant la transition vers le Ciel humain, sorte de réminiscence flamboyante du Cantique des Cantiques. Au début du second tableau, Jean Lenclume, sorte d’ouvrier du drame comme on en trouve dans les pièces de Valère Novarina, raconte que Tellur vient de faire un cauchemar, réactivant au passage le pouvoir de l’illusion théâtrale tant célébrée par les dramaturges baroques : Tellur faisait-il vraiment un rêve ou avait-il oublié de fermer les yeux comme nous le faisons chaque jour ? Le texte exulte de métaphores,de mots aigus et le théâtre se construit comme si le progrès était encore possible en renversant peu à peu le cri des blessés, des veuves et des soldats par une précieuse luminescence : un chant d’amour peut-être pour redonner force de vie à tout ce qui s’était hérissé de rage et de désespoir en nous, car nous le savons, nous sommes les hommes, ces masses obscures et infertiles, ces rêves d’ombre pourtant capables d’amour pourtant capables d’aimer. Les deux derniers tableaux La parole éveillée et le Ciel Humain viennent raconter comment Tellur et Yllen se frôlent jusqu’à la chair du théâtre pour effacer le temps et jusqu’aux catastrophes. Si au début du deuxième tableau la parole s’éveille, c’est pour demeurer en force comme un soleil qui se lève à l’aube et se gonfle jusqu’au zénith. En cela, le texte rassemble un immense pouvoir lyrique, une exaltation de la force des sentiments que l’on retrouve en abondance dans le théâtre du XXIème siècle, mais qui se trouve là comme une épiphanie qui se double ici d’irrévérence et double la beauté de la langue jusqu’à faire corps avec le chaos.Ce qui est sans doute le plus beau dans cette pièce, c’est que les personnages reconnaissent leurs faiblesses et affrontent leurs démons : c’est une fable sur la conscience ; l’enfer refuse d’exister comme le chante si bien le serviteur de scène.

C’est précisément sur ce point que l’œuvre dépasse toutes les philosophies et écrit son propre mythe : c’est un texte qui n’illustre rien, qui ne prend sens que par la voix qu’on lui donne : Tellur et Yllen sont eux-mêmes des poèmes. Le Ciel Humain où leur union s’élève est d’ailleurs une partie écrite en alexandrins : ils se fabriquent un monde et écoutent d’autres êtres raconter leur déclaration d’amour, peut-être parce que les mots d’amour que l’on prononce sont les seuls vrais mots où l’on s’abandonne tout entier sans penser au retour. Le contraste entre les différents tableaux est alors plus que saisissant, il n’oppose pas simplement l’amour à la guerre mais il montre simplement et de façon éblouissante que les êtres s’inventent dans l’amour. C’est ici précisément que la pièce en devient légère malgré son aspect parfois tragique et lancinant : tout est balayé par le parfum de l’amour, la seule chose qui nous fasse respirer sur terre et c’est cela le plus bel aveu de cette pièce qui commence dans une fulgurance de bruits tonitruants pour se finir dans le murmure de deux amoureux :
« Ma pensée a ton corps et le jour ton regard »
Voici ce que Tellur dit à Yllen, et qui n’a pas rêvé de dire cela un jour à quelqu’un, car cette pièce évince toute fiction refuse toute compromission avec le concret : elle nous fait tourner la tête parce qu’elle s’insinue en nous pour empoigner notre tourmente et les mots pour dire l’amour constellent toutes les possibilités du langage jusqu’au plus écrues. Et l’amour arrive comme un raz-de-marée puis s’accalmie, on entend des lèvres brûlantes tenues par le verbe qui s’accomplissent dans la chair, qui s’adonnent au théâtre ! Et on se dit que les enregistrements que l’on possède de cette pièce sont de précieux morceaux d’une histoire théâtrale qui n’a pas fini de s’écrier !
D’autres épisodes à suivre…