Le texte vient de paraître aux éditions espaces 34. Il sera mis en voix par David Léon et Marie Trezanini le 11 octobre prochain à la Maison de la Poésie de Montpellier.
Chaque poète explore à sa façon le sentiment amoureux, en décrit les empêchements ou les jouissances. Le poète lyrique raconte ce qui fond dans son corps, le poète lyrique traverse toujours un paysage où le bruissement des branches cache des tremblements secrets, le poète lyrique souffre encore de ce qu’il ne parvient pas à dire, ou à se faire aimer. David Léon dans la fantaisie sauvage de son nouveau texte parvient à dépasser ce qui habituellement dans la poésie incarne l’amour : les mots ne sont ici ni le flux d’une promesse ni le reflet d’une turbulence ; plus encore ils ne sont pas des échappatoires pour faire comme si l’amour pouvait inventer un monde, nous emmener ailleurs. Peut-être et surtout les mots ne sont pas crus comme pour nous faire croire que l’amour serait quelque chose de physique et encore moins mystiques comme pour nous amener à considérer que l’amour serait quelque chose d’insaisissable ou de furieusement passager. D’amours évoque des amours plurielles qui se conjuguent à travers différentes voix : une voix féminine, une voix masculine et une sorte de présence irritante.
Irritante parce qu’elle délaye de la sensualité et de l’orage, irritante car elle raconte ce qu’il y a entre la pensée et le corps : elle explore « l’oubli de [notre] corps d’enfant » (p. 32) dont l’angoisse la plus intense est de laisser partir ses parents (même pour une journée) et de ne pouvoir manifester ce manque que par des pleurs ou des cris. Cette peur de voir les choses disparaître et surtout cet impératif de vivre dans la fulgurance, sans réfléchir, sans prendre de recul, sans se prendre la tête, c’est peut-être cela « l’oubli de [notre] corps d’enfant » que l’enivrement amoureux réactiverait par bribes. Ce nouveau texte de David Léon dans sa construction évoque précisément une relation amoureuse qui se construit dans un espace autre que celui que nous pensons connaître, un espace où l’on sent que la peur si étouffante du manque nous accable et que l’on se raccroche [tant que l’on nous le permet] à tous ces « moments simples » (p. 32) qui font de l’amour une rassurante explosion.
Les voix qui se racontent dans ce texte ponctué par les promesses et les caresses se livrent à ce que leurs corps doit dominer : la passion ne peut se vivre en pleine lumière, même « le soleil déclive encore les toits de la ville sous les persiennes » (p. 25) comme s’il voulait laisser aux amoureux l’horizon feutré dont ils ont besoin pour se parler, pour transpirer, pour s’apaiser. Car c’est aussi ce qui fait l’épaisseur de ce texte : le poète nous fait traverser une forme dont les contours ne sont pas très bien définis, une forme qui se construit sur une intimité inachevée, fugace, évanescente. Car en toile de fond, par des descriptions exotiques ou des indications géographiques succinctes, on comprend à force de lectures que l’on se situe dans un pays où la loi est empêchée d’amours, c’est peut-être l’histoire même de quelqu’un qui voyage dans un pays étranger et qui tombe amoureux ou amoureuse : en tout cas c’est une histoire fondamentale de deux personnes qui ne sont pas maîtresses de leurs destinées et que le désir cloue au sol…
D’abord ce sont les mains (p. 11) qui coïncident et se serrent dans les rouleaux des vagues puis ce sont des rendez-vous où à chaque fois un peu plus tu te sens libre au point de bientôt te confier sur tes propres failles, sur ce que tu as vécu ; puis ce sont des nuits sans sommeils, des rires, de la complicité… Entendre la respiration, se laisser prendre par la vibration de sa voix, de sa voix douce ou rassurante et puis la voix encore dont la jouissance ou les larmes auraient brisé la prestesse : « une corde brisée comme la voix du désir » (p. 17). En fait, ce qui est puissant dans ce texte hors-norme, c’est la façon dont il parvient à nous rentrer dans la peau, à infuser en nous comme une sorte de chaleur (expression employée p. 23), celle-là qui nous fait revivre toujours cette joie secrète, cette palpitation de la rencontre amoureuse, cet ébranlement de tous nos sens qui peuvent s’effondrer à la moindre contrariété, au moindre empêchement, et puis toujours cette pudeur, ce corps qui nous empêche pleinement de nous abandonner, de nous offrir.
Les voix en cela traversent nos souvenirs et les empreintes sauvages de notre désir, de cette volonté de nous fondre dans l’autre et d’emprunter à son corps le suc essentiel pour survivre (p. 27). En même temps, les voix sont le reflet de notre inquiète sollicitude qui nous fait toujours nous méfier de l’amour, de ses conséquences sur notre corps, nos sentiments, notre vie. Ces voix sont aussi celles qui s’interrogent sur où en seraient nos amours et qui chercheraient à en percer l’insondable alchimie :
« je te dévoile tu me dévoiles c’est si énigmatique pour moi d’aller vers toi pourquoi je suis si amoureuse comme ça si amoureuse de toi […] » (p. 31).
D’amours est aussi et surtout une pièce où l’auteur ne met des majuscules que sur les mots ou les phrases qui expriment quelque chose que l’on veut accomplir, de l’enthousiasme qui nous échappe et qui finit par signer notre désespoir. Car quand on apprend que la majuscule en français et la ponctuation permettent de mettre en ordre, de ne pas glisser vers quelque chose de flou et d’insubordonné, la poésie, la théâtralité de David Léon et son oralité implacable organisent le texte en train de nous échapper, de nous lâcher. Il ponctue la séparation tragique des voix en superposant au fur et à mesure des séquences, des rituels amoureux inachevés, comme cette danse finale rendue impossible par la conjugaison même du substantif amour. Tout le séquençage s’éclaire enfin : si on croyait avoir assisté à des morceaux de vie, à des échanges de paroles, ces voix ne sont peut-être que des choses que l’on aurait voulu dire ou faire avant de voir l’autre disparaître. C’est là qu’on retrouve tout le projet poétique de David Léon qui s’incarne ici dans une verve plus simple, ce ne sont pas les mots qui racontent nos soupirs ou notre désespoir, mais nos gestes d’abandon et notre instinct de profusion qui racontent le mieux nos rêves désamarrés et l’errance irréductible de nos corps sans voix
A lire absolument !
Raf.