Entre le 22 et le 25 août s’est tenu à Toulon sur Arroux et à Montmort, une bourgade et un petit village de la Saône et Loire, un festival de théâtre professionnel à l’initiative de la Compagnie Cipango installée sur place à l’année, le festival Y’a pas la mer qui vivait là sa seconde édition. Retour sur la journée toulonnaise du vendredi 23 août à laquelle nous avons pu assister…
C’est dans un cadre bucolique, au bord de l’Arroux, une petite rivière dormante que se tenait cette journée dans l’espace du Moulins des Roches. Le festival Y’a Pas La Mer est un festival de théâtre en milieu rural comme il en fleurit tant depuis quelques années, porté par une génération d’acteurs et de metteurs en scène qui veulent forger un vrai théâtre populaire loin du lustre institutionnalisé et qui veulent pousser la décentralisation théâtrale jusqu’au bout des chemins de l’aveu d’Etienne Durot, directeur de la Cie Cipango. Cela reste un festival à taille humaine porté par une très belle ambition artistique et surtout une volonté de faire partager le terroir local notamment à travers la mise en valeur de produits locaux dans la conception des repas et l’organisation de stages auprès des jeunes publics cette année portée par les Tréteaux de France, Robin Renucci étant le parrain de ce festival. Les formes artistiques proposées sont diverses : lectures, théâtre, concerts, projection de film, expositions, scène ouverte ; autant de propositions pour profiter dans le calme et la quiétude d’une véritable programmation.
Retour sur quelques propositions :
La Rando-Lecture d’après les carnets intimes de Sylvia Plath
La mise en lecture a été construite et dirigé par Angèle Peyrade. Elle a conçu une sorte de traversée des carnets intimes de Sylvia Plath en se concentrant sur la partie des carnets qui évoque le début de l’âge adulte. La lecture est menée par trois comédiennes (Sarah Brannens, Julie Roux et Yeelem Jappain) qui incarnent chacune avec leur sensibilité, une part de l’irrévérence de la jeune poétesse. Le choix des textes lus met bien en évidence l’ivresse de vivre de celle qui deviendra poétesse en même temps qu’il évoque une société qui ressemble encore beaucoup trop à la nôtre : volonté d’astreindre les femmes à un rang inférieur, jouissance exclusive de l’homme qui n’entend rien à la sexualité…

La lecture souligne bien les questionnements de cette jeune femme qui n’a pas d’autres ambitions que d’exister ; pourtant la société et surtout les gens ne s’harmonisent pas à ses secrètes espérances, elle se sent souvent en décalage. Ce décalage avec le monde qui l’entoure, chaque comédienne lui donne une consistance, faisant émerger là l’expression d’une douleur vraie, donnant corps ailleurs à une souveraine sauvagerie et exécutant parfois avec fragilité cette parole essentielle et lumineuse. Les spectateurs suivent les lectrices au bord de l’Arroux et dans les ruelles de la ville, cela se mêle parfaitement au rythme très minéral du texte, où Sylvia Plath ne cherche pas à raconter ce qu’elle ressent, mais à faire entendre à sa propre voix pour combattre un monde étouffant. Le concept de la rando-lecture apparaît donc comme quelque chose d’assez beau dans ce festival car il nous force à être doublement spectateur : d’abord de cette parole angoissée mais surtout des échos qui résonnent présentement en nous. Écho de toutes ses pensées rétrogrades que subissent insidieusement les jeunes femmes, écho de tous les « gestes déplacés », écho de quelques vérités vécues comme un recul nécessaire pour ne pas sombrer dans la terreur.
Music-Hall par le Collectif La Cohorte d’après la pièce de Jean-Luc Lagarce
Le collectif bourguignon a choisi de montrer une forme resserrée de cette pièce comme pour mettre davantage en abyme la situation vécue par ce qui reste de cette troupe : des salles vides, une gloire perdue, un combat pour exister néanmoins parce qu’on reste toujours un artiste. En effet, ce n’est pas le public qui fait de nous un artiste, c’est pourtant ce qu’on peut croire à tort, mais on voit bien que ce qui fait nous un artiste dans le théâtre de Lagarce, c’est une certaine façon de poursuivre, de faire semblant de continuer, quelque chose de cette « lenteur désinvolte » qui nous traverse et qui nous oblige toujours à nous adresser à quelqu’un, même si personne ne nous écoute. Aurélie Imbert qui interprète l’artiste de cabaret incarne subtilement la dureté de l’artiste, qui s’interroge sur ce qu’elle doit montrer, dire ou ne pas dire. Elle a une façon de mettre à distance son personnage pétri de désillusion pour le rendre plus excédé. Elle incarne une façon de se débattre contre l’ineffable puissance du spectacle qui de toute façon la dépasse, au delà des simples codes scéniques qui sont pour elle comme des obsessions (la porte de derrière ou le tabouret quand elle se rend dans une salle par exemple). Les deux hommes qui l’accompagnent interprétés par Fabien Saye et Thibault Patain (qui signe également la mise en scène) sont comme des avatars de ce spectacle qui ne démarre pas, de ces gestes, de ces chants qui sont comme des fantômes évanescents.

On peut dire et marteler sans difficulté que cette adaptation du texte, dans ce format scénique, en installant le public sur scène et en jouant devant lui est une grande réussite. Cette adaptation éclaire le propos de son auteur, pour montrer la précarité de la scène en même temps que son luxe, car on écoute celui ou celle qui se trouve sous le projecteur, on sourit à ses excès quelquefois doucereux et caustiques et on se dit quand le rideau s’ouvre à la fin sur la salle vide, que le spectacle n’a peut-être jamais commencé, mais qu’il est là par le rassemblement d’individus qui forme son cœur, dans cette salle rurale de Toulon sur Arroux.
En même temps, chaque personnage vit la situation sans s’étouffer de regrets ou écarter sa peine, ils apparaissent devant nous avec leurs faiblesses et leurs défauts, et c’est peut-être là une grande leçon du théâtre de Lagarce que le collectif soulève subtilement : les personnages du Music-Hall ne sont pas des ratés, ils sont des êtres humains incomplets qui nous ressemblent et nous rassemblent. Ils ne fuient pas face à leurs idéaux de grandes scènes qui s’évanouissent à mesure que les salles se vident parce qu’ils préfèrent à l’hystérie des défaites, le renoncement peu à peu conquérant et impérissable de leur impuissance, qui fait finalement autant spectacle qu’un déchaînement scénique. La grandiloquence de l’art peut faire illusion, le cabaret peut faire illusion, le divertissement peut faire illusion, le Music-Hall du Collectif La Cohorte ne peut plus faire illusion, il signe dans une belle verve lagarcienne, une impuissance mesurée qui ressemble beaucoup à la vraie vie…
Raf.