Du théâtre-documentaire sur la lutte romanesque des putes de Lyon
1975, Eglise de Saint-Nizier à Lyon. Les prostituées de la ville décident d’occuper le sanctuaire pour protester contre les amendes que leur infligent les policiers et la détention de certaines d’entre elles. Le prêtre en charge de la paroisse leur apporte son soutien, ainsi que différentes associations féministes et même abolitionnistes comme Le Nid. Fait divers bourré de paradoxes donc, ce qui n’est pas étonnant dans ces périodes complexes : année de la légalisation de l’avortement, mais aussi année du tube « Pas besoin d’éducation sexuelle », décennie de prise de conscience progressive des enjeux de la défense des droits des femmes, naissance du féminisme, et pourtant société profondément patriarcale, misogyne de manière assumée et transparente, les années 75 sont riches de nuances et d’ambiguïtés.
Partant des témoignages et documents d’archives, notamment des témoignages publiés par Claude Jaget sous le titre Une vie de putain, Anne Buffet et Yann Dacosta présentent un spectacle documentaire qui retrace les événements de cette occupation, permettant de dresser un parallèle avec la situation actuelle, où le féminisme est enfin une préoccupation sociétale majeure. Les textes et revendications de l’époque prennent donc une saveur particulière lorsqu’ils sonnent aujourd’hui, dans un théâtre grimé pour l’occasion en église, et parce que la pièce parvient à ne pas tirer vers un manichéisme binaire la réflexion profonde qu’elle porte sur la prostitution.
La mise en scène prend le soin de replacer la situation dans le contexte dans laquelle elle s’est déroulée, évoquant en images d’archives la situation des années 75. Elle refuse toute distanciation par la fiction, ne cherche pas à inventer des personnages, préfère rester dans le témoignage pur et direct, dans une forme de théâtre-documentaire capable de retranscrire le combat de ces femmes. Pourtant, le fait divers lui-même et les réactions des personnes interrogées dépassent la fiction par leur absurdité ou leur humour, même involontaire : ainsi Louis Pradel, maire de Lyon à l’époque, qui déclare que le seul moyen de mettre fin à la prostitution serait de couper les zizis de tous les hommes… La réalité dépasse la théâtralité, se révélant plus romanesque et théâtrale qu’on aurait pu l’écrire.
Puis le spectacle dresse un parallèle entre la vie des prostituées et la vie des acteurs : toujours amenés à jouer un rôle, à créer une séparation entre l’intimité et le corps, entre l’être intérieur et la peau, à se distancier de soi-même et à s’objectifier. Mais là où la jouissance du jeu de l’acteur dégage un plaisir réel et profond, la violence du même processus chez les prostituées est révélée de manière d’autant plus cruelle et difficile. Et pourtant la joie, la danse, les couleurs et l’humour restent les grands vainqueurs de ces discours de femmes, où s’entremêlent les voix de personnalités riches et délurées.
L’esthétique choisie par les metteurs en scènes et portée par la troupe amène la légèreté et fait de la pièce une œuvre de théâtre et pas un débat politique ou philosophique. Le travail des lumières notamment, ainsi que celui sur le costume, permettent de déployer dans le théâtre transformé en église, et sous le regard bienveillant de la Vierge Marie, la fraîcheur et la vulgarité de ces femmes qui ont choisi la vie à tout prix.

Louise Rulh