Critique de livre

Bernard-Marie Koltès d’Arnaud Maïsetti paru aux éditions de Minuit en février 2018

vient de paraître aux éditions de Minuit

Koltès, écrivain

Cet ouvrage apparaît à travers sa quatrième de couverture d’un intérêt essentiel pour nous recentrer sur l’œuvre de Koltès. L’idée forte «  d’écrire ainsi cette autre vie qui s’est écrite dans ce désir de se vouloir autre et dont ses pièces portent la trace » m’est apparue comme un projet ambitieux. J’ai pu « écumer » pendant deux longues années toute la littérature critique sur l’œuvre de ce dramaturge et rencontrer déjà la pensée d’Arnaud Maïsetti, pour la réalisation d’un mémoire en 2017. Quelquefois, il m’apparaissait que la meilleure façon de connaître les ambitions littéraires de Koltès pouvaient s’esquisser dans sa correspondance : on pouvait y suivre ses différentes trajectoires dans le monde et dans l’écriture et c’est une matière qu’utilise l’auteur de cet essai. Mais cette correspondance notamment sur les dernières années de sa vie étant fort lacunaire en raison de l’utilisation du téléphone, il manquait à mes recherches quelques indices biographiques qui ont été suppléés par la lecture d’articles. Il existe par ailleurs de nombreux ouvrages qui se concentrent sur certains aspects de l’œuvre de Koltès, qui veulent y mêler outrageusement parfois sa vie en tant que succédané de son écriture, et qui palabrent pensant dire là des vérités essentielles et secrètes. A côté, il existe également des ouvrages réflexifs puissants qui cherchent à toucher au plus près de la poétique de l’auteur et à comprendre ce qui précède l’écriture et ce qui l’engendre, du point de vue de l’intertextualité, des rencontres artistiques et des expériences fulgurantes (je ne peux m’empêcher de citer l’essai de Jean-Marc Lanteri sur Koltès, En noir et en blanc)

Et puis il y a ce livre qui vient de paraître, total, insensé, écrit avec un tumulte de précautions et qui pourtant s’immisce dans la vie de Koltès pour nous en révéler les bouleversements. La grande force de cette œuvre à part entière que nous propose son auteur, c’est qu’elle se situe à plusieurs endroits.

Une biographie d’abord, elle retrace avec un souci du détail et des précisions (notamment pour ce qui est de la première partie de son œuvre de jeunesse et ses expérimentations avec le « Théâtre du Quai » habituellement peu commentés) des moments de vie, des récits de voyage et tente de traduire l’intensité créative elle-même pensée comme un idéal, un vertige poétique nés des malaises et d’une inadéquation au monde. Le souci biographique tente de saisir au plus proche l’expérience du monde que l’auteur a enduré et endossé, car c’est là une des clés incontestable pour saisir et approcher quelques traits de sa poétique.

Une œuvre critique ensuite où point sans cesse le regard vif et concis de l’universitaire qui apporte des commentaires sur la composition des fables et qui n’a de cesse de truffer ses chapitres de brillantes digressions sur la portée théâtrale, philosophique, anthropologique et politique du théâtre de Koltès, du moins ce qu’il en pressent. Cette aura universitaire est d’autant plus visible qu’on reconnaît la maturité d’un livre qui va à l’essentiel et qui cherche à tenir un propos qui parvient à dégager d’une masse documentaire, de recherches personnelles, et de travaux sur des documents d’archives, quelques paragraphes épars comme autant de morceaux de bravoure qui viennent s’harmoniser avec l’ensemble des indices biographiques.

Plus encore, cette œuvre est aussi celle d’un écrivain (Arnaud Maïsetti l’est évidemment déjà) qui ne se contente ni des traces visibles, scripturales qu’aurait pu laisser l’auteur ni des recherches de ses pairs, mais qui rehausse son travail d’une dimension de témoignages et d’interrogations qui n’apparaît pas en tant que telle dans le livre mais qu’on devine latente. Par là, il va chercher une matière invisible, celle de la rencontre, de l’autre, difficilement perceptible, celle précisément sur laquelle Koltès travailla.

De cette tripartition qui se conjugue d’un paragraphe à l’autre naît quelque chose d’incertain et de sublime : Arnaud Maïsetti est le premier à saisir avec autant de clarté à quel point l’écriture de Koltès est toujours en devenir, qu’elle semble se nourrir des écarts et des échecs, des rencontres et des désaccords, de la première à la dernière œuvre [de 1969 à 1989]. C’est là le fil conducteur de son ouvrage qui se fait à la fois genèse et apocalypse de l’écriture, de sa matière, des différents patronages, compagnonnages à laquelle elle emprunte quelques inclinations. Cet ouvrage rend compte de la manière dont les tâtonnements, les errances et les désirs inachevés ont permis de l’originalité de l’écriture de Koltès et sa puissance terriblement achevée et inapaisable.

Le plus impressionnant dans son travail et ce qui le rend unique et nécessaire, c’est qu’Arnaud Maïsetti parvient à évoquer toutes les œuvres du dramaturge : pièces de théâtre, productions destinées au cinéma, productions romanesques, les entretiens qu’il s’acharnait à réécrire, autres œuvres critiques, traductions, adaptations et surtout les esquisses et les œuvres inachevées… C’est là que la biographie rejoint la rigueur d’un essai ardent en insistant sur le statut de chaque œuvre, en précisant les liens qu’elles entretiennent entre elles. C’est là qu’on pressent dans la lecture un regard critique très ouvert qui n’impose aucune grille de lecture aux œuvres et aux situations vécues mais qui les évoquent tout en ligne de fuite.

Cette composition en ligne de fuite permet de mieux souligner les contradictions et les contritions de l’auteur et de comprendre sa solitude et sa marginalité non pas comme les avatars d’une mondanité bobo, mais comme des choix douloureux esquissés par un besoin vital d’écrire. C’est cette composition qui permet à l’auteur de proposer un ouvrage singulier, à la croisée de divers objectifs et de perspectives tangentielles, les faisant dialoguer parfois jusqu’à les confondre dans une langue douce et inquiète, toujours mesurée et jamais hermétique.

En même temps, Bernard-Marie Koltès recherche à pénétrer au plus près l’onirisme secret de l’œuvre, à saisir cette protase si majestueusement brisée de l’écriture des pièces qui part d’un endroit pour aller ailleurs, sans jamais qu’on puisse en retracer avec certitude les clandestins cheminements. A cet égard, Arnaud Maïsetti se pose en expert insatiable dans l’exploration des lignes de fuite koltésiennes. En cela, sa perception de l’œuvre ne force pas le passage à des interprétations outrecuidantes ; c’est justement cette pudeur qui fait la grande intelligence de l’œuvre et qui rend sa lecture plutôt accessible, surtout pour quelqu’un qui voudrait s’initier à cet auteur. Plus encore, du point de vue de l’histoire littéraire, l’auteur nous propose les fragments d’une époque encore présente et n’a de cesse de resituer chaque questionnement de l’auteur dans les questionnements intellectuels de ses contemporains.

Aussi, en faisant le choix de publier cet ouvrage, les éditions de Minuit publie là leur première œuvre critique sur Koltès avec la même jaquette que celle de leur auteur mythique. Cela donne une légitimité incontestable à l’œuvre et la hisse à juste titre au statut matriciel d’une approche essentielle, renouvelée, qui loin de succomber aux fantasmes et aux légendes, tente de redonner avec lucidité à Koltès ce qu’il est entièrement, furieusement même : un écrivain.

Raf.

Laisser un commentaire