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Un épais rayon de lumière traverse la scène. La danseur est déjà dedans. C’est dans cet intervalle d’éclairage blanc et cru qu’il commence à se déplacer avec des gestes saccadés et très rapides. Une musique électronique qui mélange bourdonnements, sons graves et battements de cœur monte petit à petit jusqu’à devenir assourdissante – au sens propre du terme… Une sorte de transe commence pour le danseur, et on a l’impression qu’il oublie totalement que le public est présent. Ses gestes se répètent, de plus en plus vite. Il essaie de faire sortir quelque chose de lui, il n’en peut plus, tout se passe comme si il étouffait. En outre, la disposition scénique est assez éloquente. Il ne sortira de ce rayon de lumière qu’en tombant au sol, exténué par sa danse frénétique et quasi violente. On accordera à Fouad Nafili l’agilité avec laquelle il effectue ses mouvements, et surtout la précision des directions qu’il donne à ses gestes. On sent en lui une grande maîtrise de son corps et de son équilibre.
L’agitation à laquelle on vient d’assister va laisser place à un long moment où il ne se passe presque rien. Tout est suspendu. Viennent seulement à nous sa respiration haletante retransmise via un micro qu’il doit porter sur lui. Après un long moment de calme, la folie refait surface et la danseur va même jusqu’à se frapper, se jeter au sol, s’enrouler dans un film plastique. Que cherche-t-il à montrer ? Qu’il ne se supporte plus ou plutôt qu’il désire ardemment faire sortir son véritable Moi ? La société l’empêche d’être ce qu’il veut être, et donc il fait face à elle en se mettant à nu ? Un extrait de l’article Fouad Nafili se dévoile… (zwinup.com) suite à la première de Sarab au festival On marche à Marrakech en mars 2015 et va dans ce sens en affirmant que :
« […] Il voulait aller plus loin dans le jeu de vérité, […] s’exposer au regard des autres et peut-être transgresser quelques tabous propres à la culture marocaine… ».
Mais cela ne perd-il donc pas un peu de son sens devant un public français habitué par exemple aux créations des artistes qui se revendiquent du mouvement de la « Non-danse ». Fouad Nafili danse pour se libérer. Mais de quoi exactement ? De lui-même ? De sa culture ?
© Mostafa Abdel Aty
Le travail du critique n’est pas chose aisée. Ne visant pas l’objectivité, il doit cependant avoir un certain recul sur ce qu’il est en train de regarder. Position quelque peu schizophrène qui doit prendre en compte un certain nombre de paramètres historiques et culturels à travers une vision tout de même assez personnelle de la discipline artistique en question. Sans entrer dans plus de considérations, je dirais simplement que je me trouve aujourd’hui dans une position complexe – mais qui arrive très régulièrement devant une œuvre d’art, et qui en divise plus d’un dans les champs de la réflexion – qui est celle de discuter d’une œuvre spontanée et profondément ancrée dans la singularité de l’artiste.
Ces deux pièces qui m’ont été données à voir sont des pièces comme je l’ai dit plus haut, intimistes. Les chorégraphes avaient avant tout la volonté de créer un solo pour eux-mêmes, peut-être dans la visée de se libérer du carcan qui entoure tout artiste, et qui est celui du public, c’est-à-dire de celui qui reçoit l’œuvre. Mais peut-on vraiment, en tant qu’artiste, se libérer de ce carcan ? Je veux dire par là, est-il légitime pour un artiste de donner à voir au spectateur une quête introspective à laquelle finalement il est entièrement relégué à une place de spectateur, autrement dit à une vision passive de ce qu’il se passe devant lui ?
Certes devant un solo nous pouvons la plupart de temps nous identifier à l’interprète. Or, j’ai eu le sentiment face à ces créations ce soir là, d’un oubli du spectateur de la part des artistes. Je donne sûrement une vision subjective de ce que j’ai vu, mais comme je l’ai avancé précédemment, je ne vise pas l’objectivité. Ce genre de spectacle est à double tranchant : où l’on se sent en osmose avec ce que traverse l’artiste en face de nous, où nous tombons dans une telle incompréhension de l’œuvre que l’on ne peut que s’y désintéresser. J’ai eu la sensation de ne pas faire partie de l’œuvre, de ne pas avoir été invitée à partager ce moment et je pense qu’en tant qu’artiste, il faut savoir donner, de quelques manières que ce soit un point d’accroche où l’on puisse s’identifier avec ce qu’on a devant nous.
Je ne tiens pas à rétablir une conception de l’art que je trouve désuète et qui affirmerait que l’œuvre, c’est avant tout le spectateur qui la découvre. Mais il ne faut pas que l’artiste oublie que la matière de son travail est historiquement et culturellement déjà présente avant même qu’il crée, et que celui qui va recevoir l’œuvre est également déjà présent avant la création. Il faut donc dire que parfois, une œuvre est trop personnelle ou trop intime pour être présentée à un public, il faut parfois savoir entretenir un rapport clément avec son public. N’est-ce pas, me diriez-vous, propre à l’artiste de heurter le spectateur et lui faire entrevoir de nouvelles choses ? Il est vrai. Mais je n’ai malheureusement pas eu le sentiment de voir quelque chose de nouveau ou de proprement original sous mes yeux. La beauté de ces spectacles réside essentiellement dans le fait de voir des hommes libres, des hommes qui peuvent enfin, face au monde, dire qui il sont, et c’est à nous d’être en mesure d’apprécier ou non leur univers. Audacieux, mais risqué.
Durée : 45 minutes Chorégraphe et interprète : Fouad Nafili Dramaturgie : Nedjma Hadj Benchelabi Création son : Frédérik Heuvinck Création lumière : Nicolas Verfaillie
Eléonore Kolar
J’aime beaucoup cette critique qui est très poétique et montre bien tout le problème de se positionner et donner son avis. Merci !