à propos de l’essai de Jean-Pierre Siméon, la poésie sauvera le monde, paru en Janvier 2016
Dans son essai intitulé La poésie sauvera le monde, paru à l’occasion du Printemps des Poètes 2016, Jean-Pierre Siméon, directeur artistique du festival, postule de l’intensité salvatrice de la poésie face aux entreprises d’affadissement du réel et à la lecture passive du monde. Selon lui, lire et écrire des poèmes sont les deux mouvements d’un même geste de résistance contre l’oppression de la norme qui se manifeste dans toutes les sphères de la perception : nos cinq sens sont en première ligne face aux assauts de la toute-puissante communication, elle-même réglée par les principes économiques de productivité, d’efficacité et de compétitivité. Dans un monde utilitariste, tout ce qui n’est pas immédiatement compréhensible est jugé inutile. La société du spectacle telle que la dénonce Guy Debord impose un storytelling constant du réel, simplifié par des schémas narratifs normés qui se retrouvent d’une œuvre à l’autre, d’un champ artistique à l’autre, et participent d’un rétrécissement des modes d’expression et d’une diminution de la créativité de notre civilisation.
Cette monosémie a pour conséquence de nous rendre inapte à inventer les instruments de notre renouvellement ; toute cité florissante dépend en partie de ses artistes et de leur capacité à briser les tabous pour faire progresser les consciences. Dans une société où ces dernières sont abruties par le déferlement non maîtrisé de l’information, la réalité du monde renvoie un signal monotone et incolore.
Or la poésie s’attaque à l’un des bastions les plus robustes de l’oppression intellectuelle : la langue. Elle est une arme puissante de résistance par sa capacité à susciter l’étonnement du lecteur, au sein d’un système de signes utilisé par chacun de nous de manière réflexe. En introduisant des éléments dysfonctionnels dans la grammaire quotidienne, elle s’inscrit contre « l’accélération du rythme collectif », qui exige une compréhension immédiate des signaux, conditionnée par la connaissance préalable de l’ensemble de ces éléments. Contre un système borné de signes immédiatement reconnaissables, la poésie réintroduit dans le langage les germes d’une nouvelle connaissance. Elle suscite l’étonnement du lecteur qui, s’écartant du ressassement constant des mêmes schémas narratifs, accède à l’altérité.
Dans le tome II du Passé défini, Jean Cocteau écrit déjà :
« la poésie est la plus haute expression permise à l’homme. Il est normal qu’elle ne trouve plus aucune créance dans un monde qui ne s’intéresse qu’aux racontars ».
Contre un langage normatif, symptomatique d’une représentation du réel limitée à une variété de concepts, la poésie redonne toute sa valeur à l’expression infinie de la seule subjectivité. Puisque le poète ne manie aucun concept mais qu’il tente de délivrer le plus fidèlement possible le témoignage d’une présence singulière au monde, chaque lecteur est libre de déployer son propre imaginaire à la lecture du poème. Dans un champ culturel monotone réduit à exposer aux yeux du spectateur les schémas d’un réel imaginé – virtuel et scénarisé – la poésie agit comme un stimuli interne qui revitalise la faculté imaginative.
Si l’abord du poème peut paraître austère, si la langue parfois décourage par sa complexité, c’est qu’elle tente de ne pas trahir le sentiment infini de la réalité perçue. En cela – et même si elle ne peut qu’échouer perpétuellement – elle tente de réverbérer l’écho d’une singularité. C’est pourquoi elle « disjoncte » sans interruption : elle fait renaître à chaque vers l’étonnement du poète face au monde. Si la poésie est, comme l’affirme Deleuze dans Logique de la sensation, « du type branchement électrique », elle est avant tout court-circuit de ce branchement : elle déconnecte son lecteur de l’inconscient collectif univoque et d’intensité faible, pour le brancher sur le courant alternatif de deux subjectivités mises en présence. L’intensité de cette rencontre dégage une énergie créatrice nouvelle, apte à élargir les champs de la perception.
De même que l’on n’accède à une vue en surplomb qu’au prix d’une ascension pénible, ce voyage au cœur de la subjectivité de l’auteur se fait au prix d’une confrontation avec l’étrangeté de la langue poétique, qui exige d’être lue et relue inlassablement pour exercer notre capacité à entrer en résonance avec une sensibilité autre. S’il faut à tout prix attribuer à la poésie une valeur, on peut proclamer sa faculté à stimuler l’émerveillement face à l’altérité et à considérer toute différence comme l’occasion d’une découverte. Dans une époque marquée par le repli sur soi et le rétrécissement des idées autour de valeurs régressives, la faculté d’émerveillement tient une place sanitaire.
Sous les mots de Siméon, la poésie devient dans le même mouvement une spiritualité alternative à la religion. À l’inverse des cultes théistes qui conçoivent l’existence d’un dieu extérieur à l’être humain, la poésie invite à envisager l’homme comme porteur de sa propre transcendance :
Dans la société contemporaine, on voit que le manque d’être trouve son exutoire dans des spiritualités douteuses ou une religiosité naïve comme son palliatif dans des transes collectives qui ne sont, tristes leurres, que l’intensification d’affects primaires. Ce manque d’être, qui est défaut de présence à soi et au monde et défaut d’intensité dans la présence, appelle assurément un besoin de transcendance. Or je tiens que la poésie propose une alternative à la religion – ou aux superstitions – qui traditionnellement l’assume, en laïcisant, si je puis dire, l’au-delà espéré.
Écrire des poèmes, ce serait donc inventer le réel révélé, dans une quête pour en retranscrire la beauté et la « part manquante ». Mais puisqu’il s’agit aujourd’hui d’attribuer, via les réseaux de communication, une valeur à tout ce qui nous entoure selon un système d’évaluation préconçu et hétéronome (j’aime ou je n’aime pas ; bon ou mauvais), quelle valeur accorder à ce plaidoyer de cent pages pour nous convaincre de la capacité de la poésie à changer le monde ? Sa dimension de manifeste le cantonne aux sphères du pur langage, mais d’un langage qui incite à passer à l’acte : pour changer le monde, lisons des poèmes.
Aujourd’hui plus que jamais, la poésie est affaire d’initié, d’élite dit-on. Elle est considérée inaccessible, hermétique, réservée à la part dite « lettrée » de la population. Et l’on pourrait accuser Jean-Pierre Siméon d’élitisme ou d’idéalisme, tant son appel semble détaché des réalités de ce monde. Il suffit pourtant de lire Fresque peinte sur un mur obscur pour comprendre à quel point la poésie est conçue par l’auteur comme un acte. Au sens propre qu’elle conçoit dans la langue les fondements sans cesse renouvelés d’une présence au monde. Elle n’est jamais profession de foi ou jeu de langage. Elle est une poésie de « l’infra-ordinaire » selon le mot de Perec.
Jean-Pierre Siméon n’a nul besoin, dans ses vers, d’employer les mots complexes de la science pour écrire le silence ou la lenteur. Il mobilise une langue simple, mais d’une simplicité minérale, élémentaire, et donne à ses mots le poids de galets dans la main : polis par le mouvement naturel du temps, ils disent quelque chose des pieds qui les ont foulé, des yeux qui les ont contemplé avant que le poète ne les saisissent. Ce ne sont pas des fossiles qu’on aurait tirés d’un musée mais des mots du quotidien marqués par l’usage et réincarnés dans toute leur vibration originelle.
Car le vrai que montre Siméon n’est pas dissimulé dans des abîmes ou fiché au sommet d’une montagne : il sommeille au cœur de l’expérience quotidienne du monde et n’attend que celui qui saura le réveiller. Le reste n’est affaire que de lecture et de temps.
Lucas Berger