Alain Platel est un chorégraphe belge aux multi-talents : avant de se lancer dans la danse, c’est dans une école de mime qu’il découvre le milieu artistique. Très intéressé par le théâtre et le cirque, et ayant même travaillé comme orthopédagogue, c’est un artiste dont les pièces sont inclassables, dépassant toutes les frontières et réunissant tous les arts scéniques. Il revient cette année avec une création très singulière, subversive et sauvage qu’est Nicht Schlafen – littéralement « ne pas dormir » – satire politico-sociale aux accents funestes qui nous réveille de façon brutale et magistrale face à la folie qui anime notre monde contemporain.
Quelques danseurs vont et viennent discrètement dans la pénombre, sur fond de toile trouée. Une carcasse de cheval gisant sur un monticule est déjà présente sur scène. La nuit se fait. Le chaos peut commencer.
© Chris Van der Burght
Ils sont huit hommes, une femme et pourtant on croirait voir des bêtes: tous commencent à se battre férocement, se déchirer les vêtements qui volent de part et d’autre du plateau. Une scène de carnage se passe sous nos yeux, qui prend presque des allures grotesques tant les moyens utilisés pour attaquer l’ennemi sont audacieux: ils se tirent par les pieds, s’attrapent par toutes les parties du corps – avec toutes les parties du corps ! – se roulent dessus, se frappent, se cognent, se jettent les uns sur les autres. C’est si réel qu’on a envie de se lever pour les séparer.
Cette scène d’ouverture donne le ton à toutes celles qui vont suivre: nervosité, bestialité mais paradoxalement, humanité. Succèdent à cela des moments où les danseurs évoluent chacun dans leur sphère, mais parfois, comme fondamentalement liés entre eux, effectuent en chœur certaines phrases de gestes. Les corps se secouent sur la musique de Mahler, et le langage chorégraphique transmis par Alain Platel est tout simplement sublime. Chaque individu a une place extrêmement forte, la personnalité des danseurs est respectée et en même temps magnifiée. Même au sein du groupe effectuant les mêmes torsions, on délimite celles propres à chacun. Si la pièce dure entre 1h30 et 2h, c’est sûrement qu’une très grande place est laissée à l’improvisation – certes guidée par une trame préalablement tissée par le chorégraphe et les danseurs. Ce choix souligne donc la place laissée à l’individu, mais elle est aussi une façon d’exercer la capacité du danseur à se connecter aux autres, pour montrer aux yeux du spectateur ce sixième sens magique qui nous permet de nous lier avec les gens qui nous entourent. Finalement c’est peut-être aussi une belle ode à la réunion qui est tacitement soulevée par la pièce.
© Chris Van der Burght
La folie qui anime les danseurs laisse de plus en plus la place à une sorte de danse-transe qui atteint son paroxysme lorsqu’ils en viennent à chanter une chanson aux consonances africaines, grelots aux chevilles. Ces accessoires pourraient faire référence au Sacre du Printemps de 1913, où pour la première fois – certes un an après l’Après midi d’un Faune – Vaslav Nijinski créé un ballet qui amène une véritable révolution dans le monde de la danse. A l’aune de la Première guerre mondiale et des conflits qui déchirent l’Europe, le Sacre de Nijinski annonce l’horreur qui va se produire, et en même temps il provoque un tournant qui ne sera plus jamais rebroussé : c’est la naissance officielle de la danse contemporaine sur les scènes européennes. De la même manière, la pièce d’Alain Platel fait échos aux tensions qui règnent actuellement dans le monde, et d’un point de vue artistique elle marque le mélange de genres qui caractérise la nouvelle vague de la danse contemporaine. Le chorégraphe, en évoquant le Sacre, a peut-être également puisé dans la source inépuisable d’inspiration qu’est celui de Pina Bausch, car on y trouve le même type de force symbolique.
Ainsi Alain Platel revient plein d’audace en ce début de saison pour la 17e Biennale de la danse de Lyon avec une pièce explosive, débordante d’énergie et de férocité. Le spectateur ressort ébranlé et troublé par la vérité du discours sous-jacent qui montre paradoxalement la misère de l’homme et en même temps sa grandeur. Le tout ancré dans un art qui dépasse les frontières du langage chorégraphique pur, le corps des interprètes aspire notre souffle, et nous restons suspendus, là à regarder la folie humaine se jouer sous nos yeux, à nos risques et périls.
Éléonore Kolar
Durée entre 1h30 et 2h
Pièce pour 9 danseurs Chorégraphie Alain Platel Composition et direction musicale Steven Prengels Dramaturgie Hildegard De Vuyst Dramaturgie musicale Jan Vandenhouwe Scénographie Berlinde De Bruyckere Création costumes Dorine Demuynck