Jusqu’au 24 Janvier au Théâtre des Célestins
Introduit dans le moite néant de personnages affadis, le spectateur plonge dans l’intériorité mythifiée de deux libertins, figures tutélaires initiées par Choderlos de Laclos dans son roman les Liaisons Dangereuses. La cruauté de ces deux êtres fascinent et l’inlassable pouvoir d’érotisation de leurs fantasmes trouve ici l’expression croissante d’une lassitude empreinte d’ennui. En cela, la mise en scène de Michel Raskine me semble intéressante, parce qu’elle semble au demeurant évacuer toute dimension érotique.
En effet, le travail dramaturgique est poussé de manière à montrer ce monstre délicat que serait l’Ennui pour reprendre les termes de Baudelaire dans la préface au Lecteur des Fleurs du Mal. Les deux libertins sont en filigrane des figures de l’aristocratie décadente, à l’aube d’un monde qui va connaître la révolution et un renversement dans les modes de vies. Ce qui à l’époque de Laclos pouvait fasciner dans ces deux êtres, c’est qu’ils exprimaient une part inavouable et toujours inassouvie de désirs, de fantasmes, pourtant condamnés à la disparation et à l’effacement par la morale.
La réécriture de Müller, en cela, transpose le mythe dans notre société, comme si la destruction qui oppose ces deux êtres était la métaphore languissante d’un humain à l’agonie. Comme l’écrit Olivier Py dans les Mille et une définition du théâtre : « Le théâtre est un point d’orgue à la partition de l’histoire » (838). En cela, la mise en scène de Michel Raskine évoque bien cette traversée de l’histoire à travers tous les « débris » d’objets qui forment un amas d’histoire et qui parsèment la scène. En effet, la scène se démontre comme le lieu de cette convulsion métaphorique de l’histoire. Le personnage de Merteuil est engoncé dans un tertre central, aux pentes rocailleuses et terreuses, qui évoquent une sorte de cratère diffus.
Le personnage de Valmont évolue autour de ce « cratère », à travers des objets qui évoquent la scène de théâtre et les différentes temporalités historiques à travers le mobilier. L’évocation d’une temporalité à l’oeuvre dans l’art se retrouve également dans un tableau qui évoque un paysage classique, mais qui éclairé de derrière, forme une sorte de paysage fractal parsemé de points lumineux en clair-obscur, révélant au delà de couleurs chatoyantes, la noirceur du sacrifice auquel consent la Tourvel auprès de Valmont. Un dispositif vidéo évoque également à plusieurs reprises le passage de personnages qui pourraient être aussi l’incarnation de la figure des libertins.
Les deux êtres se livrent à une danse alcoviste où la marquise de Merteuil convoque les souvenirs outragés d’une vie vouée au labeur du stupre. Le personnage de Valmont incarné par Thomas Rortais, jeune comédien est encore le lieu, l’habitacle de tous ses fantasmes. Le personnage de Merteuil est incarné par Marief Guittier, dont l’âge avancé sonne le flétrissement d’une puissance orageuse du désir et de la persécution. Ce balancement entre les deux comédiens crée de fait une atmosphère pesante où la mort viendrait rire comme un pieux lumineux éclairant la fadeur des deux personnages, dont la physionomie est ainsi résumée par Merteuil : « statue de nos désirs en décomposition ». Dans le désir de la marquise de Merteuil, la pulsion de mort s’exprime par fragments, la mort est suspendue dans l’illusion que la pression qu’elle exerce sur Valmont, pourrait être plus que celle du monde même.
C’est peut-être la raison pour laquelle les deux personnages vont réinterpréter les rôles de leurs victimes, La Tourvel et Cécile. Même à l’agonie, les personnages jouent la comédie et ce jeu constitue la part la plus imperforée du spectacle, montrant les personnages de victimes avec la mélancolie d’une vierge effarouchée ou la rigueur imperturbable d’une femme qui ignore ses passions. Le balancement et l’équilibre des jeux dans le travestissement et le dénouement des soties de la pièce, s’immiscent harmonieusement dans la dramaturgie « blette » du spectacle, blette parce qu’on ne peut plus croquer dans le fruit, dans la chair fraîche, parce que les personnages dévoilent le drame naissant de leur incontinence, et le fait que Merteuil mette à mort Valmont avec le poison est un aveu de faiblesse, un assentiment lancé contre sa propre déchéance.
Enfin, l’univers sonore de la pièce et la mise en abîme constante du théâtre provoquent des intermèdes assez intéressants qui suspendent le déroulement de la pièce et offre au spectateur la possibilité d’observer avec ardeur, l’effort des comédiens et les enchaînements techniques de la scène. Ce travail se traduit par une inquiétante matière à parole, le texte offre cet avantage que l’on peut imaginer des êtres qui font des efforts pour mourir, et qui dans une dernière salve, offrent au public hypocrite, une dernière fois, l’illusion d’être responsables d’eux-mêmes, alors qu’ils ne sont que les fruits pourris d’une tragédie infernale, confrontés à leurs propres limites. Le spectateur dès lors, peut assister à cette ultime sacrifice, vengeance ou soif de désir, et rester indemne, intact, avec pour seule trace dans ses yeux, le tressaillement de la mort à laquelle il est confronté, sans en mourir…
Michel Raskine avec ses deux comédiens fescennins dévoile une mise en scène dont la dislocation frénétique permet de montrer l’engouffrement des personnages dans la seule faille qui à jamais aura détruit leurs existences réciproques, l’amour, « car l’amour est fort comme la mort », parole placardée sur le mur jouxtant la scène et qui résume à elle seule, l’impossible harmonie des corps…