L’angoisse nous saisit face à ce spectacle empreint d’une sérénité constamment conspuée par l’évolution du personnage central, qui oscille entre une idéologie de l’ordre aux aspects fascisants et une remise en cause progressive de la guerre et de l’état de droit dans toutes ses silencieuses et singulières contritions au cours de la vie quotidienne des hommes : le chômage, la dépression, la guerre, la violence, la corruption.
Le spectacle est ainsi empreint d’une grande morosité bien que sa verve vivace soit aiguisée et poussée jusqu’à la révolte. Le texte, établi d’après un roman de Horvath met en scène un personnage plongé dans un désir de conquête abâtardissant. C’est sa confrontation à la violence et la guerre qui va grandement altérer ses ambitions militaires, au point que son départ de l’armée à cause d’une blessure au bras va peu à peu précipiter sa chute dans la marginalité. Dans ses nouvelles aspirations, il reste bien un espoir : une douce femme dont le sourire irrite ses souvenirs, et dont il retrouve la trace en vain. Le personnage n’est pas désespéré, mais il s’enfonce dans une monotonie atone jusqu’à ce que la violence s’empare de lui, non par désespoir mais par indignation. Le texte, malgré bien des soubresauts s’imprègne d’une pesante légèreté qui donne des relents d’authenticité au texte, des traits familiers qui sont d’autant plus grands, que la traduction de l’adaptation théâtrale par Sylvain Délétang utilise une langue vernaculaire empreinte des expressions et des accents de notre époque. Le personnage ainsi revêt une dimension intemporelle, que la mise en scène renouvelle et intensifie uniformément dans ses artefacts à la fois subtils et indéterminés.
En effet, la mise en scène présente un plateau épuré mais qui reflète chaque image et répercute chaque son à travers une sorte de dispositif vitrifié et miroitant, qui révèle des personnages ou les cache, et permet de créer une dynamique dans les entrées et sorties des comédiens qui donne de prompts élans à l’ensemble du spectacle. Le décor s’articule autour d’un objet familier, à savoir des bottes militaires qui trouvent toutes leurs déclinaisons sur scène, allant de la figuration d’une armée en marche ou en déroute à la mollesse d’un canapé. La mise en scène utilise également un dispositif sonore qui donne une tonalité assez poétique à la pièce, notamment dans les scènes de sourde exaltation de la femme aimée, objet inaccessible qui s’efface même dans les souvenirs.
Le jeu des comédiens est d’une belle facture, d’une précision technique et d’un pointillisme particulièrement bien facetté mais manque de puissance, d’enthousiasme et de souffle. Cela provient de ce que le texte ne donne pas assez d’amplitude au personnage central, qui confronté à la morne réalité de son avenir alarmant, n’exprime aucune sorte d’ardente conviction. Il ne figure pas simplement les traits de qu’on pourrait appeler un anti-héros, en effet il reste bien trop crispé et figé et son hubris qui s’exprime dans le meurtre final du comptable ne fait pas que mettre en suspens son processus de changement d’idée, elle le détruit, l’annihile dans ses entrailles à tel point que la neige le recouvre et qu’un enfant le prend pour un bonhomme de neige, c’est à dire par définition un être immobile et froid qui ne porte qu’un halo d’humanité, le romancier ne fait que obombrer son personnage en l’isolant peu à peu de tout rapport au monde, en le marginalisant dans ses ambitions farouches et conquérantes.
En en faisant un être déchu, Horvath fait de ce soldat volontaire non pas un ferment de réflexion politique, mais une image de fragilité et de précarité de l’homme dans son rapport aux idées et au monde. Le soldat ne tient pas un discours vengeur, il semble même à certains égard amorphe. Tous les personnages qu’il croise au cours de sa catabase sans retour forment tous des prototypes référentiel liés à l’armée et la bourgeoisie qui contiennent tous une forme de questionnement sociologique dans leurs fonctions et leurs rapports dans la société.
Ce qui est le plus spectaculaire dans le roman et que le spectacle retransmet parfaitement, c’est le changement progressif des consciences et à l’avancée des idées fascistes à tous les niveaux de la société et la prise de conscience par le personnage central de ce que les dirigeants sont corrompus et vivent dans l’indifférence totale du mal-être et de la misère humaine. A certains égard, on pourrait rapprocher ce texte de celui de Bernard Marie Koltès ; dans La nuit juste avant les forêts le personnage est un étranger honni qui prend peu à peu conscience de ce que le monde est vain tant que les dirigeants tout en haut sont en place et règnent en maîtres. Il figure parfaitement ce personnage dans l’abrupt fossé de la marginalité, ce qui permet de créer dans le texte un grand espace poétique. Pour le dire plus vulgairement, dans cette position fragile, on peut observer les choses avec un œil plus attentif et on appréhende le monde avec plus de sagacité, mais d’une sagacité inquiétante, qui secoue sans pitié l’individualité troublée et en proie à une grande solitude.
C’est dans cet espace que l’on peut se former son propre projet et non pas celui dicté par des élites dirigeantes qui entendent fixer la rentabilité et la violence comme seule réalisation possible du projet collectif. C’est donc bien face à cet élan répressif, militariste, et capitaliste que l’auteur allemand qui écrit son texte en 1938 entend s’insurger, avec une voix singulière et fragile en présentant ce personnage un peu rustre, mais non empreint d’affreuses velléités, qui croit à la religion de l’ordre et qui finit par ne plus croire en rien et à se perdre dans les méandres infernaux des contradictions révoltantes de notre société, des échecs et des inégalités sociales. En cela le spectacle nous plonge avec finesse dans notre actualité quotidienne et résonne dans nos consciences avec son sulfureux bardage de cruauté.
La mise en scène malheureusement ne fait pas assez écho de cette « violence en creux » et ne provoque pas de véritable surgissement. Certes on pourrait dire que c’est au spectateur de se former toutes ses idées et non pas au metteur en scène et au comédien de lui porter sur un plateau, mais de fait ce qu’il manque dans cette belle production, c’est de l’émotion. Le spectacle n’arrache pas le spectateur de son siège, il ne fait que le frôler, il passe devant lui comme un souffle d’acier et non pas comme les braises d’un sublime embrassement.