Une révélation intense et étrange
Amina est perdue. Le public l’est avec elle. Amina se réveille dans une pièce où elle est surveillée, interrogée, par une équipe qui semble médicale. Des bribes de souvenirs lui reviennent progressivement, elle a eu un accident, ou une agression, enfin un événement traumatique. Lié à son père, son créateur, celui qui « l’a faite mais ne la possède pas ». Et puis soudain, le doute s’infiltre, chez elle comme chez le spectateur : serait-elle plutôt un robot, une intelligence artificielle ? Un cerveau de plomb ou d’argile, imitant l’humanité mais fixe et artificiel ? Ou pire encore : ces autres personnages, qui viennent l’interroger et lui faire prendre ses pilules régulièrement, sont-ils humains ? Ou robots ? Ou hallucinations d’Amina ? Ou sosies ? Le flou s’installe, la tension monte, la situation est anxiogène pour Amina comme pour le public, jusqu’à l’explosion finale qui, forcément, est pleine de sang et d’amour. Cela paraît nécessaire.
Il est difficile d’en dire plus sur cette pièce, d’abord parce qu’il est difficile de la traiter de manière objective. Dans la présentation du spectacle, il est précisé que « I-A consiste en une série de morceaux et d’annexes permettant au metteur en scène d’assembler, d’articuler et de composer, à partir d’un matériau donné, la partition de son choix. Intégrant cette volonté au processus même de l’écriture, l’auteur s’est ainsi assuré que l’oeuvre n’offre pas d’autre réalité que celle, interprétative – pour ainsi dire alternative – que chaque mise en scène souhaite en proposer. » Et dans la mise en scène d’Olivier Borle pour le Théâtre Oblique, rien n’est clair ou montré, expliqué au spectateur. La subjectivité, interrogée dans la pièce, est laissée libre de s’exprimer dans la réception même du spectacle, dans son interprétation. Les clés de compréhension qui sont refusées à Amina le sont également au public, qui doit subir et apprécier ce flou intellectuel et psychologique.
Ce qui reste le plus impressionnant dans cette mise en scène est l’esthétique élaborée par Borle. Dès la longue scène d’ouverture, où le public découvre le texte très beau de David Mambouch, sortant de la bouche d’une statue de glaise fixe et mouvante à la fois, complètement hypnotisante et presque effrayante, il comprend qu’il vient de quitter le monde réel pour s’enfoncer dans les affres terribles du monde hypothétique de cette pièce. La création sonore habite un espace scénographique glaçant, où est ligotée mentalement sur une chaise cette victime, parfois portée et transportée telle un mannequin de cire vers une baignoire, étudiée de toute part par une équipe médicale intrusive, qu’on devine par leurs ombres derrière un fond de scène immaculé et transparent. Le mélange des matières, glaise, eau, donc boue, sang, et corps nu, associé à la création lumière, créent une ambiance aussi puissante qu’intense, au point d’en être parfois dérangeante pour le spectateur qui se serait trop laissé embarquer dans cet univers fictionnel mais profondément sensible. L’angoisse provoquée est volontaire, consciente, et le spectacle joue sans cesse sur ce sentiment.
La langue est utilisée comme un matériau premier dans cette pièce où le texte est lui aussi un indice dans la recherche de réalité : Amina est testée par les médecins sur la langue qu’elle emploie, les mots qui lui viennent, les traductions qu’elle est capable de produire. Lorsque le spectateur commence à douter de son humanité, c’est parce qu’elle semble réciter un texte en boucle, comme buguée, dans une esthétique de texte qui rappelle l’écriture automatique ou le cadavre exquis.
Pourtant cette écriture est absolument maîtrisée, tout comme les autres éléments de cette mise en scène radicale. La performance de l’actrice principale est à souligner, car c’est sur elle que repose une grande part du processus hypnotique et la puissance du spectacle. Spectacle dont on ressort avec difficulté, parfois plusieurs heures après la fin de la représentation, et habités encore d’une impression diffuse de malaise, d’émerveillement, et la certitude d’avoir assisté à un grand moment de théâtre comme il y en a trop peu.
Louise Rulh