Critique de spectacle, Festival d'Avignon IN 2017

Antigone de Sophocle dans une mise en scène de Satoshi Miyagi

Dans la cour d’honneur du Palais des Papes jusqu’au 12 juillet (sauf le 9) par le Shizuoka Performing Arts Center.

Antigone ou la source infinie et inquiétante de l’amour

En 2014, Satoshi Miyagi investissait la carrière de Boulbon pour créer le Mahabharata avec une énergie mystique et un travail chorégraphique assez original dont on retrouve quelques traits dans cette mise en scène dans la cour. La Cour est aussi minérale que la Carrière et permet de renforcer l’essence politique de la pièce de Sophocle, car la façade se voit utilisée pour projeter simplement l’ombre des personnages en jouant sur les dimensions et en nous offrant de saisir par ces variations, les différents rapports de force entre les personnages. La mise en scène propose un syncrétisme en quelque sorte entre l’esprit du théâtre grec, des rites japonais essentiellement funéraires et religieux et quelques traditions théâtrales asiatiques liées au théâtre d’ombre indonésien et au nô japonais. L’épaisseur mythique du spectacle disperse la clameur de la tragédie pour en proposer une version où chaque acteur reste arrimé à un rocher, tandis que le chœur prend en charge à travers une voix ou plusieurs voix les répliques des personnages, qui sont des ombres avant d’être des corps.

La scène est rehaussée par la présence en fond de scène de musiciens, essentiellement une formation de percussions (tambours, xylophone) composée d’instruments traditionnels. Le dispositif scénique revêt un choix audacieux, celui de recouvrir la scène dans son ensemble d’une couche d’eau, formant une sorte de lac dans lequel les personnages évoluent. Les jeux de lumières sur la surface de l’eau reflètent ses ondes moirées sur les murs du palais et on dirait que l’eau sans cesse se mire dans la pierre qui l’enserre et dans le ciel qui l’abreuve de la pâleur de la lune qui perce les nuages de cette nuit d’été. C’est sur cette eau figurant le fleuve des morts que se situent des rochers presque semblables à des récifs qui serviront d’aires de jeu pour le tressaillement des corps des comédiens qui font parler leurs ombres et dont on ne perçoit du plus loin de la cour comme au plus proche, que la blancheur inquiétante des costumes et des visages. Les autres comédiens n’ont de cesse de se déplacer dans cette vasque théâtrale, image d’un chœur déjà-mort qui accompagne les personnages dans leur amour ou dans la fureur furibonde de leurs forfaitures. Les musiciens en fond de scène sont également postés dans l’eau. Seul un personnage rituel, une sorte Charon se déplace sur un petit radeau pour apporter les artefacts théâtraux en même temps que l’impériosité de la mort. La scène s’irise parfois de déplacements choraux qui donnent l’impression que la scène pourrait tranquillement vaciller sur ses assises. Quelques chants résonnent encore comme pour revenir à cette tradition du chœur grec dans un souffle à la fois étrange et inquiétant. Le chœur s’habille aussi d’habits blancs et le tissu très léger de leurs costumes n’empêche pas le froufroutement et la volupté des tissus bien que la partie inférieure soit détrempée au moins jusqu’à la jambe.

antigone
Antigone © Christophe Raynaud de Lage

La mise en scène du texte de Sophocle enfin s’accompagne en début de représentation d’un résumé loufoque de la pièce en français comme pour nous avertir de la dureté de ce qui suivra et nous proposer de rire alors que la suite nous laissera plein de colère et de tristesse. Il y a dans la dramaturgie et les échanges gestuels entre les personnages de la tragédie, une véritable recherche dramaturgique qui viendrait presque recréer une cosmogonie de nos désirs. Antigone est représentée dans une rigueur extrême dans la voix qui la porte jusque dans la mort. Elle est postée sur un rocher qui est son piédestal et son tombeau, rocher composite qui forme presque une source dont elle serait l’imperturbable jaillissement. Ce dispositif prend tout son sens lorsque le texte d’Antigone évoque justement Niobé, changée en source vive au creux d’un rocher sur la crête d’une montagne car les dieux auraient eu pitié de ses larmes inconsolables à cause de la mort de tous ses enfants car elle se targuait d’être plus féconde que Junon qui ne supporta pas l’affront. Antigone dans cette mise en scène est bien la source de nos pleurs en même temps que de notre espérance, elle est ce mythe plus que jamais enfoui dans notre inconscient, dans l’histoire du théâtre où ce que le pouvoir politique appelle sédition, le théâtre l’appelle l’amour.

Antigone dans cette version de Satoshi Miyagi accule le mutisme des personnages de la tragédie de Sophocle jusqu’à montrer qu’il n’y a aucun combat intérieur qui supposât d’énoncer une parole engagée. Excepté pour le personnage d’Ismène qui est la seule à tergiverser et à celui de Créon qui se rend compte de son infamie quand il voit mourir son fils, les personnages n’ont plus besoin de parler pour combattre, leur présence en tant que mythe est déjà un corps de bataille, une guerre secrète consommée à la face du monde. Dès lors, leur immobilité sur un rocher, hors de l’eau qu’ils rejoignent à l’heure de leur mort, n’est pas le signe d’une impuissance à imposer leur volonté, ni celui d’une impossibilité de se toucher et d’imposer sa parole face à des corps lointains ou à des ombres majestueuses, elle marque l’écroulement de leurs valeurs et l’évanouissement de leurs idéaux dans un monde totalement abstrus et furieux où la violence exercée contre le juste n’a de cesse de marteler que l’homme est bien le rêve d’une ombre comme le dirait Pindare et que pour entrer dans la lumière, il faut être prêt au sacrifice. Telle une figure pré-christique, l’Antigone de Miyagi raconte le commencement d’un monde où les mythes deviendront la source même de nos questionnements, le fondement de ce qui est l’humanité, sans dialectique, sans contradictions, dans la simplicité des essences, simplement représentées dans un geste théâtral dont la beauté paisible ne fait certes pas trembler les murs mais nous permet dans les anfractuosités du ciel, de l’eau, de la terre et du feu théâtral, d’assister à ce qui fait que le monde existe encore : aimer ne suffit plus, il faut dire qu’on aime jusqu’à en mourir.

Raphaël Baptiste

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