Critique de spectacle

Des années 80 à nos jours (Triptyque) par le Collectif In Vitro dans une mise en scène de Julie Deliquet

Le travail du collectif est centré autour de trois morceaux dramaturgiques : La Noce de Bertolt Brecht, Derniers remords avant l’oubli de Jean-Luc Lagarce et Nous sommes seuls maintenant qui est le fruit d’une création collective de la compagnie. Les trois pièces étaient représentées au théâtre de la Croix-Rousse à Lyon du 16 au 18 Mars…

Il s’agit pour le collectif de retrouver quelque chose des symptômes années 80 portés par la désillusion des années 68. Chaque dispositif scénique ainsi que le travail sur les costumes dans la dramaturgie tente de cerner cette période et de la ceindre aux textes présumés.

Le travail autour de la pièce de Lagarce est livré avec justesse. La mise en scène a su bien mettre en perspective cet espace de la maison où les anciens amants se retrouvent, avec leurs nouvelles familles. La représentation de la scène à travers une projection florale qui n’est pas sans nous évoquer de vieux papiers peints typiques des vieilles maisons, donnait à la scène quelque chose de bien suranné, et peut-être aussi d’angoissant, puisqu’il ne s’agit que d’une nature fantasmée, dans les coloris et non dans la fraîcheur. La perspective du texte est dès lors parfaitement agencée au jeu d’acteur qui découvre, puis recouvre peu à peu les différentes vérités que le texte voudrait taire. L’avancée tout en recul et le tâtonnement des personnages sont incarnés avec talent par l’ensemble des comédiens, qui finissent par s’épuiser dans les différents tableaux jusqu’à ne plus pouvoir communiquer et finalement, par se séparer sans avoir dénouer la situation et les problèmes auxquels ils voulaient se confronter.

L’ensemble est teinté d’une certaine candeur ironique propre à l’écriture de Lagarce, qui permet aux comédiens de déployer tous leurs talents humoristiques, cette capacité non pas seulement à faire rire, mais à traduire l’embarras, la gêne, l’impression de ne pas être écouté, autant de gestes humains difficilement perceptibles et dont les comédiens ont su à travers le texte, rehausser le confinement. Je pense tout particulièrement au personnage d’Anne interprété par Agnès Ramy, qui est véritablement à mon sens une manière de traduire ses élans. En effet la comédienne dévoile les accents d’une hystérie contenue qui s’exprime par un espèce de rire fébrile et puissant qui permet de donner plus d’épaisseur au personnage : son inquiétude et son mal-être sont traduits par ce rire obsédant qu’on aurait tort d’interpréter comme un simple caractère ingénu. L’ensemble des personnages est rendu avec un véritable travail en profondeur sur le texte, et Antoine est en cela une belle figure d’abruti, mais peut-être trop sincère, trop authentique. Il me semble que Lagarce ne lui donne pas autant de franchise dans le texte, ni tellement de fragilité comme la dramaturge semble en avoir instillé à son personnage.

Le trio amoureux déchaîné est imprégné de cette colère sourde, distante, qui ne dit pas les choses ou qui ne saurait les dire. Les trois comédiens incarnent à la perfection ces trois figures de Paul, Pierre et Hélène. Quant à Lise, l’adolescente, son personnage d’observateur scrupuleux est travaillé avec ironie. En effet la comédienne sait parfaitement bien se mettre en retrait, se prostrer et continuer à s’acharner sur cette voie même quand il faudrait qu’elle puisse communiquer avec les autres. Le chef d’œuvre de Lagarce où se joue le drame d’une existence tout en non-dits et en points de non-retour est ici offert au spectateur, comme une matière brute, à même d’éveiller en nous par le mouvement expiatoire des comédiens, la curiosité malsaine peut-être d’en savoir plus, d’en connaître davantage.

Sauf qu’il est impossible d’atteindre à cette connaissance pleine et entière des personnages, et en cela chaque comédien domine et donne à la frustration de son personnage, quelque chose d’essentiel et que bien souvent on oublie tant il paraît évident : le désir. Et cela, cette sorte de subtilité du texte se replie sur les personnages, et les comédiens ont eu la beauté de montrer cela, en mettant en jeu à quelques moments du texte, l’impossible étreinte, l’impossible caresse, parce que tout est fini et ne saurait être comme avant. Cette sorte d’abandon est rendu avec une acuité sensible du réel de ces personnages dont la metteuse en scène a tenu à souligner le drame intérieur, inaccessible. On comprends de fait pourquoi autant d’années après sa création, la pièce soit encore jouée, parce qu’elle est un morceau extraordinaire et qu’elle dévoile une capacité de la troupe non pas à surjouer le drame familial comme se pourrait être le cas dans la Noce de Brecht, mais à le taire, à le cacher, à l’arranger comme dirait Lagarce.

Pour ce qui est de La Noce de Brecht, là encore, la troupe excelle dans l’interprétation du texte. Il y a quelque chose de réel et d’extrêmement précis dans le repas, une sorte de cohésion formidable qui nous paraît si naturelle, à tel point que l’impression de communion familiale dans le début de la pièce semble vraiment expressive et matricielle.

La mise en scène a aussi la volonté de rendre les années 80, peut-être encore avec la présence de ces fleurs et d’un mobilier symptomatique de ces années-là. De même que le travail sur les costumes est aussi proche d’une recherche quasi-historique : rendre l’atmosphère de cette époque, qui constituerait en réalité la génération des parents des membres du collectif. La musique ou du moins l’ambiance musicale explorée à travers des vinyles forme aussi une maille de ce tissage années 80.

Le texte de Brecht raconte un repas de noces qui tourne mal et auquel chacun viendra peu à peu apporter sa contribution, son sarcasme pour en dénouer toute la supercherie et toute l’imperceptible hypocrisie. Ce qui répond en premier lieu aux exigences d’une comédie de boulevard se transforme peu à peu en tragédie intime. La déconstruction et la destruction du décor au fur à mesure des tableaux présagent de cette inanité de la noce comme spectacle bourgeois, mais surtout spectacle de la bourgeoisie en décomposition et qui ne saurait ainsi être heureuse. La figure du père de famille est admirablement bien interprétée par Olivier Faliez, qui semble avoir décidément une capacité à incarner le bel âge, loin de toute caricature ou de toute grimace, c’est là qu’on reconnaît un grand comédien.

La déréliction progressive de la noce est ainsi amenée avec douceur et aigreur aussi parfois dans le refus que semble avoir les personnages de se dire les choses en face, et dont l’absorption d’alcool augmente peu à peu la violence et l’intensité. Le Collectif livre ainsi dans cette pièce un travail très grand sur l’artificialité et le faux-semblant, qui raconte non plus seulement une noce, mais une fracture, une déchéance humaine. La capacité de jeu de l’ensemble des comédiens devient dès lors le principe même du spectacle et augmente l’intensité de cette succession, de ce triptyque, qui nous raconte à chaque fois quelque chose de plus, de différent, et de plus fort, qui semble être atteint dans Nous sommes seuls maintenant dont je vais à présent esquisser le tableau.

Ainsi, la dernière partie du triptyque, qui procède d’une écriture de la troupe, cristallise les possibilités des deux autres pièces et en condense les échecs. Les élans révolutionnaires, les aspirations paysannes de vie d’homo laborans à la campagne, ainsi que l’esquisse d’amours déçus, impossibles, fragiles, et de non-dits frénétiques, parsèment cette écriture de plateau. L’histoire se déroule aussi dans une maison de campagne au cours de deux moments, situés à des époques différentes. Il s’agit pour une intelligentsia urbaine de se ressourcer à la campagne, et on comprends peu à peu que beaucoup de protagonistes auraient vécus les années 68, avec la perspicacité révolutionnaire qui l’accompagnât, jusqu’à se rendre même en Amérique du Sud.

Le personnage central François joué par Eric Charon est ainsi une sorte de fusée de détresse au milieu de cette petite bourgeoisie dont l’ambition révolutionnaire a été déçue et qui veut trouver son salut hors des murailles de la ville. Il finit donc par travailler à la ferme avec Daniel brillamment interprété par Christophe Laurier, qui respire la sympathie propre aux paysans, cette espèce de franchise naturelle si savoureuse. Il nous faut noter la performance de Gwendal Anglade, qui se révèle plein d’une capacité d’incarnation subtile dans son interprétation de Sulivan, qu’il endosse avec une sorte d’accent slave qui sonne comme une langue polymorphe et en même temps inquiétante. Comme dans la Noce, la consommation d’alcool liée au jeu de la vérité dévoile des possiblités, refoule des refus, des blessures et fait naître des échos avec les deux autres pièces du triptyque ;

Ainsi pour parler de l’œuvre dans son ensemble, s’il y est bien question de génération, et de désillusion, la chose qu’il nous faut relever, c’est qu’il ne s’agit pas d’une suite tragique, mais bien plutôt d’une orgie d’acquiescement et de douleurs intérieures dont les figures de personnages se réunissant autour d’une table permet de tisser les liens. Tout y est à la fois drame et plaisir, rire et angoisse, et cela ne serait évidemment pas pensable sans le talent des comédiens qui ont trouvé là non pas seulement une cohésion, ni même une certaine esthétique, mais un véritable travail de troupe au sens plein du terme, admirable dans sa fermeté et sa précision, grandiose dans sa singularité…

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