Critique de spectacle

Acceso, une création de Pablo Larrain et Roberto Farias

Dans le cadre du festival Sens Interdits

A partir d’une matière informe et abondante, composée de témoignages de mineurs victimes d’abus sexuels au sein de centres de réinsertions pour mineurs, les deux dramaturges ont su admirablement bien échancré cette réalité sordide pour tisser le monologue de Sandokan. Ils ont élaboré un récit ou le personnage s’affaire à faire du démarchage commercial pour des produits scandant le modèle politique du pays et déclinés sous toutes ses formes : des livres sur la constitution, l’éducation, et autres objets de glorification de l’inutile modèle de la réussite et de la société de consommation. Au sein de ce discours apologétique qu’il déclame avec énergie sur l’idéal de sa patrie, se révèle peu à peu des blessures intenses subies ou vécues dans des moments de l’enfance et qui surgissent comme les souvenirs d’une sorte d’âge d’or ténébreux, notamment dans le récit d’une soumission rebaudie et vitale à des « Monsieurs » en tout genre, prêtres, banquiers, et d’autres corporations dont l’enfant devenu adulte écaille l’hypocrisie et annone avec fracas et puissance la tenace compassion, en montrant ou en feignant de montrer que cette protection que les « Monsieurs » lui assurait était pour lui un salut obombré.

Les dramaturges et la compagnie venue du Chili, créent une véritable histoire qui prend les allures d’une légende organique tant elle met en lumière les peurs et les pratiques d’un individu hantés par ses souvenirs et à laquelle il essaye de corroborer une banalité disharmonieuse, en gardant un regard d’enfant, ce point de vue plein d’une candeur attendrissante qui s’oppose à son langage que l’on pourrait dire assez grossier, voir ordurier, mais dans le sens propre, c’est à dire un langage vernaculaire que par bonne conscience ou par pudeur, on feint de méconnaître et de ne pas comprendre. Mais c’est justement dans cette langue ubuesque, qui grossit les mots et dégrossit la langue châtiée, que le personnage trouve son expression la plus personnelle et intime. Même si le spectacle est en espagnol, l’on entend sans cesse que le personnage fléchit la langue à sa pensée, et même si un premier argument pourrait venir de son manque d’éducation, on peut dire que c’est bien le trop-plein d’éducation de ses bourreaux qui en contre-point incarne une langue hypocrite et affabulatrice, pleines de manigances et de sous-entendus et ne tenant absolument pas compte de la réalité de la rue. Le sur-titrage est en cela exemplaire, il rend parfaitement compte de cette langue hybride, et nous pouvons nous représenter aisément le gabarit de cette langue que parle Sandokan, et voir toute la poésie qu’elle présuppose, parce qu’elle est avant tout une parole libéré de la peur ou d’une hypocrite bienséance qui ne peut absolument pas rendre compte avec autant de force d’une réalité aussi ignoble.

Le comédien évolue ainsi au sein d’un public, dont il parcourt les allées et approche les corps avec une sorte de regard envieux et presque agressif. Il constitue bien une sorte de colosse mais dont le but ne serait pas de s’imposer, mais bien de dire et d’étamer son récit dans la pensée des spectateurs qui par pudeur, dégoût ou même compassion pourraient le prendre en pitié ou se détourner de son regard iridescent. C’est en cela une sorte de figure christique dont l’innocence et la violente ardeur découpent le système politique corrompu dont les institutions qu’elles soient judiciaires, ou autres ne sont pas en mesure de faire face à la misère sociale, trop occupées qu’elles sont à s’enorgueillir d’une prétendue réussite dont le personnage est chargé de porter à travers tous les objets qu’il présente et sort de son sac, l’idéologie bienfaitrice.

Le personnage, en mêlant son histoire personnelle aux rouages de cette machine politique, nous révèle profondément les scandales de son pays dont l’obédience catholique et libérale refuse tout net qu’on y désacralise la hiérarchie et l’ordre social, et dont on perçoit le havre de corruption qu’il incarne.

On retrouve des récits similaires dans la littérature, et notamment chez André Gide, dans Si le grain ne meurt, où il raconte avec discrétion et avec un érotisme tendancieux, des pratiques similaires quoique plus occasionnelles. L’intérêt ici est que le point de vue de la victime est adopté, en dénigrant toute forme de poétique qui pourraient embellir par le syntaxe et le vocabulaire une horreur absolue et incandescente. Le personnage, même s’il évoque son enfance et son adolescence empreintes de ses attouchements répétés, fait le récit de sa vie actuelle ou de ce qu’il a vécu récemment, et révèle une désillusion dont il n’a pas conscience qui se transforme en une inquiétante vitalité, pleine d’une ivresse abalourdie par tant de choses horribles qu’il a pu vivre et qu’il peut vivre encore.

En faisant de lui, une sorte de rhapsode de l’infortune, la dramaturgie dévoile cette ardeur d’un « gladiateur urbain », expression du metteur en scène lui même qui marque la justesse et la profondeur de sa réflexion sur ce récit dont les contours du genre ne sont pas entièrement délimités. Cela confère à cette parole théâtrale, avant tout l’aspect d’une profération et d’une profanation de la bienséance. Un peu à la manière d’un bouffon shakespearien tel que Falstaff, le personnage termine son récit par une attaque virulente contre le fret bourgeois des français en nous insultant : la distance fragile qui pouvait s’établir entre le comédien et le public est dès lors brisée, et le personnage fictif nous met face à notre aveuglement et notre veule jugement sur sa situation d’opprimé, à qui personne ne saurait venir en aide tant il révèle la jungle des villes et les lianes corruptrices qui sourdent le cœur et éraflent la peau, détruisant d’une seule prise et sans aucun scrupule, le rêve d’un meilleur monde possible.

Pour sa première en France, la compagnie impose un style unique et puissant, à l’orée d’un comédien Roberto Farias, un homme plein d’une monstrueuse flaccidité qui ne souffre aucune pression, pas même celle d’un spectateur trop prude ou trop ouvert à durcir sa condamnation et à victimiser l’outrage. Le comédien sait à la perfection murmurer en criant et taire en se saignant la bouche. Le comédien soutient toute cette armature dramaturgique d’un seul tenant et avec une force irrépressible, du vrai théâtre sans fard et froufroutement d’orgueil, de la férocité pour ne pas tomber dans la dénonciation banale et grimaçante de la pédophilie, une crudité qui se savoure et qui s’arroge le droit de vous amuser et de vous faire rire, un peu à la manière d’un clown qui fait rire pour que chacun en riant puisse voir les rides creuser son visage émacié par l’assurance perplexe qu’il pourrait avoir en la personne de lui même.

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