L’histoire de cet homme est en tout point bouleversante, et à chaque réplique du comédien qui incarne cet écrivain, l’émotion nous subjugue et nous laisse échapper quelques larmes, à tel point que le spectateur ressent profondément l’engagement politique et la conception de ce poète et dramaturge singulier.
A travers une mise en jeu des écrits de Yateb Yacine, accompagnée par la beauté d’une musique à l’intonation et à l’instrumentalité propre à l’esprit culturel algérien, cet esprit même dont le poète veut retrouver la source et l’expression sensorielle.
L’Algérie est perçu non pas comme un bloc identitaire mais comme un sentiment humain, un collectif de beautés et de traditions. La beauté de cette représentation est redoublée par l’étonnante actualité de l’expression du poète, qui dénonce la montée des intégrismes religieux et du pillage du pays par une élite sans scrupules, et l’oppression du peuple pour lequel aucun espoir ne semble s’ouvrir véritablement.
C’est aussi l’histoire d’un exil, d’un déracinement dans lequel le poète n’a aucun répit . Témoin des massacres de Sétif après la seconde guerre mondiale, et de l’indépendance du pays, ce poète engagé nous fait entendre sa voix révoltée. La mise en scène rend bien cette atmosphère feutré du poète, en prison ou en exil, mais assuré de son identité. Il entreprend d’apprendre la langue et la culture française, pour réapprendre la culture algérienne aux français, il s’immisce sciemment dans « la gueule du loup » pour être plus légitime à la défier.
La place du poète dans ce monde est en permanence une remise en question. Le poète n’est pas l’artisan d’une révolution, il en est la parole vive, le témoin impartial, il peut pour certains paraître inutile et sans aucune fonction dans la société.
Le chanteur maîtrise parfaitement son art, et les chants qui ponctue ses confidences du poète et le récit de sa vie, nous montre bien que la tradition se trouve non pas dans l’être lui même, mais dans les lieux, les déserts enchaînées de la politique et de l’histoire que le poète se doit de dénoncer.
Le jeu du comédien Azeddine Benamara est d’une puissance magique et pétrifiante, pris dans une atmosphère où la lumière ne transparaît que très peu, qu’à travers la faible incandescence de globes lumineux suspendus et de projecteurs percés d’une lumière froide, d’une lueur aigrie.
L’ensemble se dévoile sous nos yeux dans une intimité grandissante, et nous montre peu à peu ce poète déchu par la perte de ses étoiles : l’amour, le déracinement de son pays, le fait insultant qu’il ne soit pas compris par ceux même qui asservissent les consciences de son pays. Ce pays d’abord, lorsqu’il est évoqué en exil, est incarné par les souvenirs d’enfance et la figure tutélaire de la mère. Bientôt meurtri et blessé par la découverte du monde réel, l’adulte comprend la vacuité de son existence et décide d’écrire, presque d’écrire avec son sang, comme un besoin incommensurable d’éternité.
Après End/Ignè de Mustapha Benfodil que j’ai eu la chance de voir dans ma contrée dijonnaise, ce spectacle est encore plus le fruit d’une réflexion politique et s’attarde plus avant sur les techniques d’un théâtre de la révolte, incarné par la construction spirituelle d’un être, qui bien qu’exilé dès son enfance par la langue française, peut retrouver à travers les chants et la voix pleine d’espoir du chanteur sur scène, les sources de ses racines et de sa propre étantité. Une leçon de vie en même temps qu’une leçon sur que l’histoire ne nous a jamais appris et ne nous apprendra jamais si nous n’y prenons garde, mais à laquelle cette représentation nous confronte, dans la beauté et la violence d’un poète qui ne fût et ne c’est jamais réduit à un silence coupable.