Critique de spectacle, Critiques de Spectacles à Lyon, Théâtre Point du Jour

Peut-on s’emparer de la grève au théâtre ?

Réflexions à propos de la création bilingue français-signé Alors j’éteins ? Au Théâtre du Point du Jour – Lyon 5e, le 23 mars 2022. Durant une heure, nous sommes embarqué-es par trois camarades activistes lors d’un mouvement de grève chez EDF en 2004. Leurs actions ? Couper le courant, faire tomber le noir sur la ville et les institutions.

On trouve sur le site de l’Union Syndicale Solidaires – SUD Énergie le bilan d’un mouvement de grève de grande ampleur ayant secoué le groupe français EDF-GDF en 2004. Le dossier s’intitule « EDF-GDF – La bataille contre le changement de statut. Comprendre les raisons d’une défaite pour gagner les prochaines batailles ». 56 pages dénonçant les conséquences de la libéralisation du secteur de l’énergie publique. Le combat ne date pas d’hier, déjà en 1996, suite aux injonctions de Bruxelles (siège de la Commission Européenne), près de 80% du personnel se met en grève pour protester contre ce qui va finalement frapper l’entreprise nationale le 29 juin 2004 : le projet de loi transformant EDF et GDF en Sociétés Anonymes était voté à l’Assemblée Nationale. Huit années de luttes, entre les patrons, l’Europe, mais aussi entre syndicats. C’est ce dernier point qui est important. Les luttes syndicales pour faire valoir la dignité des travailleurs-ses et défendre les services publics se caractérisent par des négociations portées par les syndicats, qui ne sont pas spécifiquement en accord entre eux.

En effet, lors de la lutte contre la privatisation d’une partie du capital d’EDF-GDF, les syndicats ne mènent pas les mêmes négociations, en déplore le rapport de SUD Énergie : « En réponse, les fédérations appellent à une journée de grève et à une manifestation centrale à Paris le 3 Octobre 2002. SUD Énergie y appelle également, mais de son côté, car nous ne serons jamais invités aux interfédérales. […] Les négociations qui seront proposées durant toute cette période avaient comme objectif d’échanger le soi-disant maintien d’acquis contre le changement de statut et l’ouverture du capital. Une stratégie qui avait comme vocation de montrer que finalement les agents n’avaient rien à perdre avec ces « incontournables » réformes, bref de jeter le doute et la division. Il y avait bien là une stratégie qu’il fallait clairement dénoncer, la suite le prouvera ! ». Oui, 2004, c’est une date de fin. L’ouverture du capital d’EDF a été actée, et la pièce ne revient pas spécifiquement sur les années de luttes précédant cette date historique. Pourtant, la documentation y fait référence, une histoire dans l’histoire, pour une bataille au sein de la bataille.

Une bataille donc pour faire valoir ses revendications, et qui prouve que la division syndicale est presque un incontournable dans les mouvements de grande ampleur telle la libéralisation d’un groupe national. S’emparer d’un sujet si vaste n’est pas mince affaire, et que dire sur ces luttes au théâtre ? La pièce Alors j’éteins ? a tenté de mettre en scène cette histoire nationale dans un format classique, adapté en langue des signes française. La dramaturgie s’est concentrée autour d’un phénomène particulier nommé les opérations « Robin des bois », où les agent-es rebranchent clandestinement les foyers qui ne peuvent plus payer leur abonnement, ou qui sont en détresse sociale. Or, le cœur de la narration et du dispositif scénique, fait d’une immense maquette de ville, se situe dans un des postes du réseau électrique de la ville de Lyon où ils sont entrés par effraction pour éteindre massivement les lumières de certains points centraux de la cité. Il faut donc faire la distinction entre les opérations qui alimentent les foyers coupés, et les opérations d’extinction des feux qui interpellent de façon plus directe les dirigeant-es sur la situation sociale et politique d’EDF-GDF. L’idée est d’éteindre chez un « grand » pour redonner aux « petits » privés d’électricité, en somme prendre au riche pour redonner aux pauvres. Mais la question qui pointe est, est-ce que ces opérations se font sur une même action, car ces types d’opérations sont relativement distinctes et ne sont peut-être pas menées par les mêmes personnes. La façon dont les scènes sont menées mélangent les différentes opérations et perdent quelque peu les spectateurs-trices, car qui sont ces personnes qui les mènent ? Les opérations « Robins des bois » mêlent deux types d’actions.

© Clément Soumy

C’est ici le point central de ce retour, la réalité militante est plurielle et nous manquons d’information sur les différences d’actions et de « factions » syndicales, qui sont pourtant au cœur du sujet de la privatisation du groupe français. On rit lorsqu’une des activistes, sur un temps mort de l’action, sort le tricot d’une écharpe « CGT » : par association d’idées, nous assimilons le groupe d’activistes en train de commettre une coupure généralisée, à la CGT. Or, la CGT ne semblait pas revendiquer particulièrement ces modes d’actions, jugées extrêmes : « Frédéric Imbrecht, le secrétaire général de la Fédération CGT mines-énergie, à propos du conflit retentissant de 2004 : « On a repris l’outil de travail, on a occupé les usines et les postes, mais on n’a pas plongé la France dans le noir. Il faut essayer de comprendre la portée de cette attitude : les agents sont dans les postes électriques et ils ont une arme terrible. Pour ne pas l’utiliser, cela nécessite un niveau de conscience relativement important. (…) En définitive, ce conflit tourne la page de 1995. (…) Les coupures généralisées, c’est devenu un mythe, cela ne devrait plus faire partie de notre culture syndicale. (…) ».» [article de Stéphane Sirot, cf Ressources]. Certes, ce fut un mode d’action historique de la CGT à une époque donnée, notamment entre 1905 et 1910. Et en 2004, la gare Saint Lazare de Paris est plongée dans le noir, la coupure de courant est organisée par le syndicat, mais en demi-teinte, car ils ne souhaitent pas que ce mode d’action se banalise à nouveau (et aussi car il est complexe de dire ouvertement qui répond de quels actes, ceux-ci étant illégaux). Qui sont donc les activistes que nous voyons à l’œuvre ?

Par ailleurs, une scène montre ces mêmes militant-es appeler à la grève générale, et qui font état d’une non-réaction. Mais d’une non-réaction de qui, des dirigeant-es ? En effet, mais dans la réalité, d’une autre partie des syndicats également – et ce n’est pas dit dans la pièce, pourquoi ? : « Les débats sur la stratégie se multiplient dans les Assemblées Générales et parmi les équipes militantes. Alors que jusqu’à la fin juin, la mobilisation ne faiblit pas, alors que l’exigence d’un appel clair à la grève générale interprofessionnelle monte de nombreux secteurs, persuadés que c’est le moment ou jamais et le seul moyen d’arrêter le rouleau compresseur libéral, la direction de la confédération CGT reste de marbre et refuse obstinément d’appeler à la grève, se cantonnant dans sa stratégie de journées d’actions à répétition. » [rapport de SUD-Energie de 2004, cf Ressources].

Ni pour incriminer certain-es, ni pour dénoncer les différents modes d’action propres aux syndicats, qui tous apportent leur pierre à l’édifice de la révolte, le cœur du sujet était peut-être là, dans la pluralité syndicale. Car les opérations « Robins des bois » et les coupures généralisées divisent bien au delà de l’avis des médias. Elles divisent les militant-es. La diversité scénaristique ne saurait être, dans un « théâtre politique », suffisante. Les acteurs et actrices doivent être, dans une certaine mesure, dans l’incarnation des groupes qui ont tenu, des années durant, un combat contre le libéralisme. Mais est-il seulement possible d’ « incarner » la grève ? « La grève » est plus que politique, elle est aussi sociale, ce sont des citoyens-ennes qui se regroupent, des personnes qui n’ont peut-être dans leur intimité que peu de choses en commun, mais qui, au sein du même lieu de travail qu’ils et elles occupent chaque jour de leurs vies, souhaitent être présent-es d’une autre manière. Occuper l’espace de travail, comme on occupe une scène de théâtre pour montrer quelque chose. Occuper aussi l’espace public par la rébellion – en l’occurrence l’extinction des feux, occuper l’espace social en réalimentant les foyers laissés à l’abandon.

Mais comment sur les planches d’un endroit relativement éloigné de la classe ouvrière et d’une partie de la classe pauvre, peut-on transmettre ce message ? Il est vrai que rester dans la sobriété est un moyen efficace de mettre sur le tapis un sujet aussi important que la privatisation d’EDF et il faut louer ces initiatives. Le ton humoristique usité rend les personnages proches de nous et dédramatise ce qui relève justement du drame, mais il est là aussi peut-être trop présent. Ainsi, l’espace scénique est réduit, et la difficulté d’aborder des questions concernant les espaces politiques, sociaux et travaillistes, vient se heurter à la dramaturgie. Quand on s’empare d’un tel sujet, il faut être dans le théâtre documentaire ou ne pas l’être du tout, car trop de confusions perturbent la narration. On pourrait dire avec Jacques Rancière que « regarder est aussi une action qui confirme ou transforme cette distributions des positions [sociales] », regarder ici en tant que metteur-e en scène, dramaturge et spectateur-trice. Reste à savoir comment, face à de tels sujets, ces mêmes regardant-es réussissent leur émancipation face à la distance esthétique qui creuse ici un écart trop grand avec la réalité qu’on tente de représenter. Vaste sujet.

Eléonore Kolar

Ressources

Pour aller plus loin

Pour la pièce – Compagnie Courir à la Catastrophe

Texte Léa Carton de Grammont Mise en scène Alice Vannier Avec Alicia Devidal, Marie Menechi, Sacha Ribeiro et Douglas Freire-Carrasqueira Équipe artistique pour la version LSF Géraldine Berger, Douglas Freire-Carrasqueira et Anthony Guyon Scénographie Lucie Auclair et Maureen Bain Création lumières Clément Soumy Création son Michael Selam Création costume Dominique Fournier

Photo de couverture : © Salariés en grève et retraités solidaires étaient réunis, hier matin, devant l’agence de Kerpont, journal le Télégramme

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