Critique de spectacle, Festival d'Avignon OFF, Festival d'Avignon OFF 2019

On est sauvages comme on peut par le Collectif Greta Koetz

Vu au théâtre des Doms, spectacle joué jusqu’au 27 juillet à 19h40

Bienvenue à table !

Au repas des invités vous êtes tous et toutes les bienvenus ! Thomas et Léa nous accueillent, enthousiastes à l’idée de recevoir à nouveau du monde aujourd’hui que Thomas va mieux, qu’il est presque… guéri. Le public est accueilli au même titre que Marie et Antoine pour partager un repas, revenir à un état de sociabilité, pour un homme dont on comprend qu’il a perdu toute habitude et toute facilité de connexion avec les autres. On comprend rapidement que leur cellule de couple s’est isolée, s’est déshabituée aux relations humaines normales et saines, suite à un probable burn out de Thomas. Ils sont ravis de retrouver un peu de chaleur humaine, par le couple invité et la présence du public, et le début du spectacle s’écoule dans un espace drôle, léger, frais et dans lequel on sent pourtant affleurer des situations de gêne extrême, de malaise drôle et décalé dû à cette distance bizarre d’un couple isolé depuis longtemps qui a oublié comment marchent les relations humaines les plus simples.

Un couple isolé… Et pourtant jamais seul, puisqu’il y a une troisième cellule, un homme seul, muet, mais toujours présent, qui vient jouer la bande son de leurs vies. Pas ignoré par les autres, pas non plus pris en compte, il est le témoin muet et central du jeu des conventions qui s’exerce entre ces deux couples réunis autour de la table. Car c’est au fond ce qu’interroge ce spectacle : une observation des conventions sociales, polies, lissées. Ce vernis est interrogé de trois manières différentes au fur et à mesure du spectacle : d’abord par la présence de ce personnage présent, muet, phare et roc autour duquel s’agitent les personnages en tous sens. Il marque un bloc dans l’espace autour desquels on voit s’agencer les rapports humains entre les deux couples.

Mais aussi par la présence et l’inclusion du public. Fi du 4ème mur, le public est là comme un invité au même titre que les autres. Seulement c’est bien connu, c’est le public qui continue à faire exister un 4ème mur même quand les artistes le détruisent. C’est le public qui se croit invisible, qui se croit masse collective anonyme, qui se croit regard omnipotent qui a tous les droits puisqu’il est hors du cadre de la narration. Or, ici… La prise en compte directe et complète du public est un mécanisme qui fait exploser le vernis. Si chacun des membres individuels du public était invité en son nom à manger chez des amis, la violence et le haut degré de gêne qui se dégage des relations étranges de ces deux couples l’impacterait tout autant que ces pauvres personnages englués dans les conventions sociales de la politesse. Mais en tant que collectif, le public est impoli, sans filtre, sans limite : il rit aux situations gênantes, il marque son extériorité, il souligne les bizarreries des autres qu’on aurait préféré faire disparaître. De ce fait, et puisqu’il n’est pas ignoré par les comédiens, pour qui le mur n’existe pas, puisqu’il est introduit dans l’espace intime du dîner, puisqu’il est présent à cette table, sa présence et ses réactions soulignent avec violence et beaucoup d’humour en même temps le décalage avec les normes sociales et de politesse qui régissent les relations entre les êtres humains adultes et civilisés.

On est sauvages comme on peut / Théâtre National Wallonie-Bruxelles / Théâtre des Doms Avignon OFF 2019 © Dominique Houcmant – Goldo

Le spectacle ensuite interroge ces conventions sociales par un troisième moyen : en les faisant disparaître, complètement et absolument, dans la deuxième moitié du spectacle, en s’agitant dans tous les excès pour faire tomber les couches successives de vernis accrochées. Paradoxalement, c’est le personnage muet, jusqu’alors garant-témoin de ces relations codées, qui fait bouger les lignes le premier. Un premier geste absurde, et c’est la goutte d’eau qui fait déborder le vase (c’est le cas de le dire) : les comédiens rejoignent le public dans cette liberté complète donnée par le théâtre, ils se libèrent du monde humain de la vraie vie et entrent dans la farce, l’absurde, le grotesque, bref le spectacle vivant. Finies les conventions, les politesses, le fait de se surveiller soi-même en permanence pour ne pas gêner les autres ou vivre la Honte par le regard d’autrui. Comme le spectateur protégé par son statut de public, les comédiens protégés par le statut des personnages qu’ils incarnent deviennent à leur tour des êtres agissants sans aucun filtre. Explosion du “ça” freudien, fin des filtres humains. La moindre pensée, qu’elle soit trash, pornographique, violente, cannibale, monstrueuse, qui peut traverser la tête d’un adulte civilisé sans être mise en pratique est à présent immédiatement exécutée. Stop aux limites psychologiques, stop aux choses raisonnables, stop aux cheminements logiques et rationnels dans la narration.

Le vernis explose, et laisse voir la sauvagerie, qui renvoie alors le public qui était jusqu’alors impoli mais raisonné face à l’étape ultime de ce processus qui consiste à effacer les filtres de la sociabilité, l’amenant à se poser cette question : et moi, ma sauvagerie, elle s’exprimerait comment si je la laissais libre de s’exprimer absolument pleinement ? Si j’allais au bout de ce chemin ? Nous aurions des surprises sans doute. Expérience incroyable donc que la traversée de ce spectacle si intelligent, si drôle, et si bien mené et joué. Exaltant, fin, profond aussi et très intense. Alors que vive la sauvagerie : après tout… On est sauvages comme on peut.

Louise Rulh

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