à voir jusqu’au 26 janvier au théâtre de la Colline
La morale est la faiblesse de la cervelle
Un spectacle qui aurait pour matière un déchaînement féroce et étriqué, des performances pleines d’intempérance et de furie, serait un spectacle qui dans son déploiement furieux provoquerait une violence destinée à procurer au spectateur une force vive qui l’écraserait autant sinon plus qu’un ascendant divin ; cette violence, c’est la poésie et c’est le terrain et le terreau d’expérimentation des artistes. Angélica Liddell nous conditionne ici à aspirer à ce que nos corps ne transcendent plus, étant dépouillés par des prescriptions morales ancestrales qui commenceraient par le récit d’Adam et Eve, qui ne cessent d’errer et de hanter par leur présence la scène du théâtre. D’où le choix de cette matière romanesque de Nathaniel Hawthorne qui forme la matrice du spectacle en évoquant cette étreinte impossible entre Esther et Arthur dans un monde puritain qui se méfie de la liberté et de l’ivresse de désir qui l’accompagne, la faisant passer pour une manipulation grossière et condamnable pour et par le divin.
Dès lors, les corps qui traversent cet univers sont ces mêmes corps écrasés par le poids d’être sans cesse coupables, mais ils ne sont pas pour autant amorphes et ruinés… Sous la direction de leur prêtresse Angélica Liddell, ils accèdent à une sorte de démesure qui est précisément un acte poétique même s’ils apparaissent d’abord nus et honteux, privés de leurs idoles, leurs statues ayant été décapitées. Ces idoles sont le reflet de la pensée antique où la puissance du mythe résonnait librement dans les corps, soit dans de grandes cérémonies publiques (qu’on pense par exemple aux Lupercales des Romains !), ou à l’occasion de rituels ésotériques en marge des pratiques officielles. Aussi dans sa dramaturgie, le plus fascinant est cette aspiration à une sorte de transe antique fantasmée par la parole et par la géométrie des sexes et des anus.

Ainsi, ce à quoi nous assistons, est une sorte de mélange hétéroclite entre des discours «anti-conformiste», des truffages philosophiques, une filiation littéraire à La Lettre écarlate, une filiation religieuse et des performances (ou chorégraphies) saisissantes et désabusées parsemées de douceur et de mélancolie. Bref, en regardant chaque constituant et en analysant sa pertinence, on pourrait très ostensiblement reprocher à l’artiste un semblant de mégalomanie… Pour autant, là où pour le croyant et finalement l’honnête homme, la confession, même en demi-teinte, de ses faiblesses, de ses penchants, de ses fautes (et même de ses problèmes à un tiers médical ou à une figure altière), serait un acte qui libérerait et procurerait la joie, ou à défaut au moins un apaisement passager, parce que ce serait un acte de vérité en face de Dieu ou face à soi-même, pour l’artiste liddellienne, ce serait précisément cet acte de « confession » qui nous rendraient méprisables. L’humanité par le biais de ce qu’elle voue aux gémonies ici, les carcans moraux, n’est pas seulement faite d’un masque que chacun doit porter alors que ses rêves les plus sauvages sont des plus irrationnels, mais est bien façonnée par une contrainte enfouie qui déforme l’appétence des corps et qui ne pourrait être libérée que par l’extase.
L’extase serait ici atteinte par différentes strates d’humiliations, humiliation qui est au cœur du roman et qui est matérialisée dans cette lettre A que porte le personnage d’Esther-Liddell. Cette extase de l’humiliation met alors sur le même plan l’humiliation devant Dieu (au sens étymologique dans son usage chrétien, il s’agit de reconnaître ses faiblesses devant Dieu) à celle de l’ondinisme [plus connu sous son appellation anglaise de « golden shower »] (qui n’est pas ici poussé à une réalisation effective contrairement à son dernier spectacle Que ferai-je moi de cette épée ?). S’humilier, c’est ce à quoi tend également le discours très corrosif d’Angélica Liddell reprenant avec une ambiguïté fallacieuse un discours qui vise à mépriser la condition féminine tant dans sa corporéité et son épanouissement personnel que dans son émancipation progressive et nécessaire dans la société. S’humilier, c’est aussi faire usage du théâtre pour matérialiser l’inaccomplissement de l’artiste et sa position misérable de damné dans une société des élites où le pouvoir dicte et érige la bienséance de l’art et se gargarise de voir représenter sur scène ses aspirations les plus secrètes.
Encore une fois ici, Angélica Liddell, par sa façon si discordante et si grinçante d’être présente sur scène, parvient à nous questionner sur l’art, sur son art qui est tiraillé entre la jouissance et la souffrance ; ce à quoi nous assistons impuissants, scellant jusqu’au sort de l’humanité toute entière, c’est à une sorte de defixio théâtrale, la scène et ses rangs de rideaux en étant les artefacts. The Scarlett Letter devient alors une sorte d’imprécation totale transformant la scène en un cimetière permanent, cimetière qui dans son essence emprunte beaucoup au cimetière marin de Valéry :
« Les cris aigus des filles chatouillées,
Les yeux, les dents, les paupières mouillées,
Le sein charmant qui joue avec le feu,
Le sang qui brille aux lèvres qui se rendent,
Les derniers dons, les doigts qui les défendent,
Tout va sous terre et rentre dans le jeu ! »
Cimetière parce que tout le corps semble y mourir, mais aussi parce que s’y joue un rite nouveau et des libations régénératrices, parce que s’y complaît une ère vampirique et cruelle, parce que s’y déroule l’ultime sacrifice, l’ultime don de soi : l’amour – étant avoué que n’est amour et ne sera amour que ce qui s’arrache et s’enhardit dans la souffrance et la désolation – .
Aussi, on ne peut pas dès lors restreindre cette carcasse de célestes lambris par ce bien squelettique retour, notre curiosité étant attirée de prime abord, il faut bien le dire, par le voyeurisme des corps nus (on aime tous en effet regarder des corps nus et débourser de l’argent pour voir des bourses vigoureuses servir d’accotoir à des bouquets de fleurs). Un autre aspect très intéressant du travail se situe dans l’utilisation d’une bande sonore qui mêle des refrains religieux et des standards de la chanson mondiale, créant de savoureux décalages et transformant parfois les paysages tailladés des corps liddelliens en moment de grâce imprégnés d’une suave complicité avec le public. Ces instants transpirent de la lucidité de l’artiste, qui prenant les choses à bras-le-corps, est également traversée par ces fragments d’espérance, les grands tubes qui façonnent notre humanité étant à bien des égards des salves d’énergies folles, des sursauts désespérés pour exister et transformer une expérience douloureuse et ou heureuse en hypotyposes fracassantes.
Par ce spectacle, à nouveau empreint de son écriture révoltée et acariâtre, Angélica Liddell fait une promesse, celle de se dévoiler, tout en se prémunissant des critiques qu’elle pourrait essuyer en s’imposant avec fureur et exubérance dans la filiation d’intellectuels brillants comme Foucault, Barthes ou encore Artaud, pour en sonder l’épaisseur et la réintégrer dans son propos : le but n’est donc pas d’apprendre quelque chose au spectateur ni de lui donner des leçons. Il ne s’agit pas non plus de le faire exister en tant que juge de l’action qui se déroule sous ses yeux, ni même peut-être de faire la représentation de quelque chose, mais simplement de ne pas nous laisser nous assoupir sur notre normalité en nous proposant quelque chose d’assez proche de ce que Deleuze appelait le théâtre de la répétition, mots qui concluront ce retour ramassé :
«Le théâtre de répétition, on éprouve des forces pures, des tracés dynamiques dans l’espace qui agissent sur l’esprit sans intermédiaire, et qui l’unissent directement à la nature et à l’histoire, un langage qui parle avant les mots, des gestes qui s’élaborent avant les corps organisés, des masques avant les visages, des spectres et des fantômes avant les personnages – tout l’appareil de la répétition comme «puissance terrible». (Différence et répétition).
R.B