Critique de spectacle

L’amour et les forêts d’Eric Reinhardt, mis en scène par Laurent Bazin

Vu au Théâtre des Célestins

Un paysage majestueux

L’amour et les forêts est une pièce-paysage d’une beauté rare. Paysage d’une femme malheureuse, d’une mère solitaire, d’une amante qui se retrouve. Paysage d’un couple malsain, d’une relation terriblement enfermante et piégeuse, d’un homme dominateur, manipulateur et harceleur à l’œuvre. Paysage d’un espoir, d’une renaissance, d’une rencontre, d’un retour à la jeunesse. Paysage d’une mort, des vivants qui restent, de la douleur des derniers instants.

Paysage parce que les sens sont les premiers réceptacles de cette pièce, qui ne s’adresse pas à notre intellect. Paysage sonore, magnifiquement construit par Diego Losa et où se nouent les moments centraux de la pièce. Paysage visuel à la fois impressionnant et tout en finesse, grâce à la scénographie magnifiquement efficace de John Carroll, et au travail de la lumière et de la vidéo de Yragaël Gervais. Paysage sensible, mais douloureux.

@ Svend Andersen

On y suit le parcours de Bénédicte, jeune femme qui se sent vieillir dans un lieu émotionnel implacablement malheureux ; et qui s’en confie à son autrice fétiche, qu’elle rencontre un jour. On y assiste à ses déboires, à ses espoirs trompés, auxquels même le spectateur ne peut s’empêcher de croire : un fol espoir de rédemption de son mari, frappé par une prise de conscience ; espoir vite déçu par le retour de ses habitudes maladives et abusives. Fol espoir d’une nouvelle rencontre, d’une renaissance amoureuse, par la rencontre d’un Christian par lequel notre héroïne bénie vit une vie telle qu’elle n’a jamais osé la rêver (et quelle importance de l’onomastique dans ce contexte!). Mais la pièce est implacablement sombre, et le piège se referme lentement sur notre pauvre personnage, prisonnière dans un cercle presque invisible mais bien présent, qui se resserre peu à peu.

Mais la merveille de ce spectacle est la manière de transmettre tout le ressenti émotionnel de cette personne par les moyens du théâtre. La beauté des images, construites pourtant avec si peu de choses parfois, dans une symbolique évidente et pourtant subtile, transporte le spectateur dans ce lieu autre, intérieur.

Le voyage sensoriel est au cœur du spectacle. Par les images qui sont créées, on partage les évolutions de Bénédicte et les états qu’elle traverse. On est témoins des relations sexuelles qu’elle vit, voluptueuses ou douloureuse, par des tableaux splendides : un nu sur un drap chatoyant aux reflets mordorés ; une fleur de tutu suspendue qui évoque un sexe féminin… On la voit se glisser dans la forêt, parmi les tâches de lumière qui traversent des feuilles, seule parmi les troncs gigantesques qui l’enserrent.

La mise en scène illustre l’isolement de Bénédicte, bloquée avec son tortionnaire, seul autre personnage visible auquel elle est confrontée : sa fille est un fantôme sans visage aux gestuelles corporelles caricaturales, une poupée inhumaine avec laquelle elle ne peut entrer en relation librement ; son amant n’est présent que par sa voix ; les autres prétendants qu’elle rencontre sont des silhouettes, des ombres glissantes et roulantes ; même son médecin n’est manifesté que par le son et la lumière, la table d’examen s’illuminant au rythme de la parole. La lumière est en fait un autre moyen de transmission dans cette pièce, qui nous permet d’ailleurs parfois de passer de l’autre côté, dans le monde du mari violent : de l’illuminer, de lui créer un autre profil en ombres chinoises sur une porte ouverte ; de le voir se dessiner dans la tâche de lumière qui l’éclaire elle en priorité ; ou encore de le voir perdre pied, littéralement, lorsqu’il comprend la trahison, dans un effet à couper le souffle. Enfin la création sonore n’est pas en reste, ouvrant le spectacle par une évocation de l’accordage des instruments en début de concert, elle glisse vers une hausse progressive de la tension. Et elle soutient cette tension pendant tout le déroulé du calvaire, jusqu’à être l’élément signifiant : la tentative de suicide de Bénédicte. Tous ces outils sont utilisés avec un certain génie pour entourer ce paysage dans lequel se dessine notre héroïne, qui devient notre alter-ego.

C’est donc un spectacle total qu’offre Laurent Bazin, un spectacle immersif qui tire son public dans le cœur de la magie du théâtre, l’entraînant dans la communion avec une réalité dessinée à touches sensibles par l’exploitation maximale du potentiel des moyens du théâtre.

Louise Rulh

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