Dans la Cour d’Honneur du Palais des Papes jusqu’au 13 Juillet
La pièce de Shakespeare révèle un homme harassé par ses propres désirs, poussé par ses jouissances stériles, un roi impitoyable qui reste sourd à toute forme de compassion et d’amour, qui profère des malédictions et s’abandonne peu à peu à l’abâtardissement et à la folie. Mais cette pièce révèle aussi toute sa fragilité, toute la maligne cruauté de son arrogance dans le délire de sa puissance déchue. La traduction que propose Olivier Py pour ce texte révèle les zones d’ombres dans le langage, un langage épris d’un fiel languissant et d’une ardeur putride, un langage qui ne pèse pas ses mots, recouvert d’un miroir grossissant qui révèle avec fracas, la douceur mélanienne de la poésie.
Olivier Py avec ses comédiens nous donnent à entendre cette pièce comme si les personnages souffraient d’une onglée. Le seul feu, la seule flamme qui pourrait raviver le sang glacé de Lear, c’est Cordélia. La comédienne incarne cette légèreté malheureuse avec une grâce néphalienne, le fait d’en faire une danseuse-étoile montre bien que sa parole se trouve dans ces gestes. Son silence est une machine de guerre parce qu’il révèle à chacun sa finitude, son absurdité. Son corps fragile s’élève comme une pierre que l’on jetterait dans le ciel et qui au lien de s’écraser sur le sol, resterait en suspens et viendrait désarmer la prétention et l’hypocrisie de ses sœurs ; cette pierre insolente, c’est sa parole, non pas comme une logorrhée mais comme la révélation d’un mystère bien plus grand, celui de l’amour pur face à la furibonderie du père et des autres.
Olivier Py dans son approche dramaturgique du texte fait naître avec la mutation du plateau scénique en un « globe de terre », cette convalescence impossible vers l’hylé, cette déchéance progressive des personnages jusqu’à ce qu’ils disparaissent dans cette béance aspiratrice, jusqu’à ce que leurs âmes, difformée par la misère et la souffrance, se cachent de la nue céleste et implore la bonté de l’empyrée à laquelle plus personne ne veut croire. Les derniers vers prononcés par le duc d’Écosse sont comme un vent parsemé de monticules de désir et d’amour, une aura inaccessible et menaçante, l’appel à résister à toutes les formes d’oppression. La manière dont le metteur en scène illumine la relation entre le Fou et Lear est en cela d’une admirable salinité. Les paroles et les chansons du fou forme cette espèce de réconfort attendrissant mais aussi provocateur, une sorte de critique acerbe déguisée sous le fard de la bouffonnerie.
Tout est grand dans cette pièce et la mise en scène procède de cette grandeur, de ce vertige insatiable et enivrant. Le plateau révèle telle une tribune, un lieu fragile, et est marqué par une tentative de s’élever pour prendre la parole avant de terminer aspiré par le trou, par la tragédie amère de l’action. Les traits et les gribouillis, les cercles tracés par le circuit vrombissant de la moto d’Edmond qui souligne avec douleur, l’âme déchaîne et vengeresse du fils bâtard; tout cela accentue la promiscuité des corps qui se terrent dans leur nid de souffrance après la scène de la tempête. La deuxième partie de la pièce forme ainsi une espèce de danse flageolante où les corps nus exhalent leurs désirs de ne plus paraître, de se cacher d’eux mêmes et de se retrouver dans leur propre intériorité, de pétrir leur douleur pour en faire naître l’amour sans jamais cependant y parvenir, essoufflés, mais assailli par une parole qui les tourmente et qui les étrangle.
L’ensemble cependant ne maque pas d’humour, et l’interprétation du clown et de Kent avec la labilité sanieuse de Lear forme un trio redoutablement drôle. L’ensemble est ainsi plongé dans une sorte de suspens burlesque cher au théâtre shakespearien et à Olivier Py. L’interprétation du roi Lear par Philippe Girard est absolument fabuleuse, et bien plus que de s’adresser au ciel pour se faire entendre de tous, le comédien est empreint d’une gravité assourdissante. Le flux de paroles qu’il déverse forme autant de sindons qui recouvre son cœur et cache sa généreuse incontinence, avant que le retour de Cordélia ne lui redonne l’espace d’un instant encore, l’émotion peu assurée d’un père qui regrette, d’un père qui se repend de sa méchanceté. Le personnage de Kent accompagne cette luminescence et reste le seul homme à croire en lui lorsque tout le monde le prend pour un vieux fou exubérant, il reste seul à ne pas céder à la délectation dévorante de l’oubli.
Olivier Py et Shakespeare se trouvent ainsi réunis pour une mise en scène pénétrante et unique, pour un moment inconsolable où deux grands poètes partagent l’un et l’autre, cette même passion hurlupée d’un monde qui s’effondre et se perd avec comme seul espoir de rédemption, l’exercice profond de la théâtralité.