Critique de spectacle

Désirez-vous un autre cacafé ?

Retour sur Carte noire nommée désir, de Rébecca Chaillon et la Compagnie Dans le ventre, joué au Théâtre des deux scènes de Besançon du 21 au 23 février 2023.

À notre entrée dans le hall du théâtre, une mise au point s’impose. On nous précise que l’espace du public est séparé en deux pôles : dans les gradins, les sièges traditionnels, tandis qu’au plateau se trouvent quelques canapés permettant aux femmes racisées, afrodescendantes, de s’installer. D’emblée s’affiche la volonté des artistes de ne pas être dans la demi-mesure et de faire de Carte noire nommée désir une expérience allant au-delà du simple espace de la scène et du temps d’une soirée.

Sur scène, huit performeuses afrodescendantes vont exposer les réalités de leurs expériences diverses avec humour et ironie pendant les 2h40 de spectacle. Les corps des différentes artistes aux talents multiples (chant, acrobatie, musique, poterie) s’emparent de la scène mais s’en défont aussi avec une virtuose agilité. Difficile de définir ce qui se déroule sous nos yeux tant l’énergie est vive et les strates de discours multiples. C’est avec une redoutable efficacité et une approche plurielle qu’elles représentent et questionnent les stéréotypes et les discriminations systémiques que subissent les femmes noires et métisses. La pesanteur de l’atmosphère, des mots et des sujets est sans cesse en balance avec la légèreté comique qui rythme le spectacle.

Ce double mouvement procure en même temps une forme d’incertitude pour le public. Si on a souvent envie de rire avec elles, ce rire n’est jamais plein mais toujours grinçant comme si elles étaient constamment en train de nous tendre un miroir sur notre présent et notre passé : êtes-vous bien sûr·e·s de savoir de quoi vous riez, et pourquoi ? Tout cela est-il vraiment si drôle ?

© Vincent Zobler et Marikel Lahana

Ainsi en va-t-il du quizz qu’elles proposent au public, au cours duquel elles vont faire deviner différentes personnes, ainsi que des mots ou des concepts à l’instar de Joséphine Baker, des expatriés, ou encore de la colonisation, qu’elles miment avec la participation plus ou moins volontaire du public. Tout y passe, sacs, téléphones portables, manteaux, écharpes, portefeuilles : il faut donner et gare aux récalcitrant·e·s, c’est ça la colonisation, on ne la choisit pas, elle s’impose d’elle-même ! Par le jeu, elles ne cessent de déjouer les assignations et les statuts hérités.

Celles et ceux qui ont déjà eu la chance de voir des spectacles Rébecca Chaillon (Où la chèvre est attachée il faut qu’elle broute, Plutôt vomir que faillir) retrouveront les moments de performance ainsi que l’insistance sur la nourriture, allant parfois jusqu’au bas corporel, et sur l’exposition des corps qui les caractérisent. Des écrits de la performeuse et de Fatou Siby (« Je ne suis pas votre Fatou ») sont également insérés dans le spectacle. Ce tissage de performance et de textes proférés est d’une telle complexité qu’il donne envie de revoir ce spectacle pour mieux entendre le foisonnement de ce qu’il a à nous dire. En effet, tout va si vite et avec une telle énergie qu’il nous est parfois compliqué de saisir immédiatement les réflexions qu’apportent les textes en regard du jeu sur scène.

© Vincent Zobler et Marikel Lahana

Sans doute est-ce aussi parce que le spectacle n’est pas seulement adressé au public. C’est ce que nous rappelle la dernière partie qui apparaît comme un ultime retour sur soi autour de la figure d’une femme-arbre (Rébecca Chaillon) dont les longues nattes ont été formées par des mains adroites et complices au début de la pièce. De performeuse un peu limitée dans ses gestes par sa propre chevelure, si lourde qu’elle est obligée de la poser sur une sorte de pied à perfusion pour se déplacer, elle devient le symbole de cette relation entre ancrage et bourgeonnement. En même temps qu’elle est enracinée dans le sol de la scène, entourée et prolongée par ses sœurs, filles et amies, ses branches et ses feuilles se déploient bien plus loin pour accueillir d’autres corps et d’autres luttes. Ce spectacle nous est adressé oui, mais pas seulement, il est pour elles et pour des publics souvent rares auxquels certains spectacles choisissent de ménager des espaces.

Juliette Meulle

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