En juillet dernier, comme chaque année, nous avons renoué avec l’emballement médiatique et populaire qui irradie depuis la boucle du Tour de France. Pour certains il s’agit là d’un événement sans intérêt, tout juste bon à ameuter au bord des routes ce que la France compte de représentants du mauvais goût et du saucisson industriel, ou à bercer les siestes post-barbecue dans la pénombre des volets clos. Pour d’autres, le Tour représente rien de moins que la grand-messe annuelle d’un sport vécu comme une religion, avec ses Églises – les team Sky, Trek Segafredo et Direct Énergie – et ses saints : Eddie Merckx, Raymond Poulidor, Bernard Hinault, aujourd’hui Thomas Vœckler, Romain Bardet et le tout fraîchement canonisé Warren Barguil.
Entre ces deux catégories – les païens et les fidèles – l’opposition semble insoluble. Il y aura, de tout temps, des béotiens insensibles à la beauté d’un col de l’Alpe d’Huez avalé à 25 km/h de moyenne en 39/25 sous 36 degrés à l’ombre. Et pourtant. Si cela n’était, après tout, qu’un vaste malentendu ? Si les vrais amoureux du vélo – ceux qui le pratiquent par tous les temps, sous toutes les latitudes, en y investissant des journées entières et des années d’économies – si ceux-là évoluaient dans l’ombre, loin des bords de route, protégeant jalousement les clés d’une poésie qui repose dans le fond de jante d’une roue carbone ? Il faudrait aller soi-même recueillir cette parole précieuse au risque de se laisser convaincre que l’on a vécu toutes ces années en prenant ces hommes rachitiques, penchés sur leur guidon dix heures par jour, pour des brutes assommées par les effluves d’asphalte chauffé à blanc, quand ils sont tout autre choses : acrobates, danseurs, poètes de l’effort.
Pour s’en convaincre, lire Le coureur et son ombre, le roman magistral de l’ancien coureur Olivier Haralambon, dense et vibrant comme un Paris-Roubaix. L’homme connaît le vélo et lui voue un culte ; un amour inaltérable forgé au feu des heures passées sur la selle, à communier avec les rouages de sa machine. Le livre est une référence pour tous les cyclistes fous qui y trouvent retranscrites, avec une précision et une force poétique inégalées, les sensations qui s’emparent d’eux lorsqu’ils partent rouler, par un matin glacé d’hiver, ou encore la douleur, en pleine ascension d’un col, des jambes laminées par l’acide lactique. Tout est dit, et de manière si juste que le livre réussit haut-la-main son pari : sitôt fini on se précipite sur son vélo pour se jeter sur la route et retrouver, en soi, l’expérience métaphysique racontée par l’auteur.
En quatorze chapitres, il dresse un lexique de l’imaginaire cycliste pour tenter d’en épuiser toute la substance poétique. De la description détaillée des rouages de ces deux corps au contact – corps pneumatique du cadre et corps liquide du coureur – au portrait plongeant du peloton, chaque pièce de l’épopée est posée, minutieusement, dans un décor ménagé pour mettre en gloire la beauté du geste séculaire. Il y a un peu de Barthes et un peu de Perec dans cet inventaire mythologique d’un sport populaire. Le cycliste triomphal serait cet athlète antique aux prises avec un minotaure d’acier dont Duchamp avait très vite décelé le potentiel symbolique. De là à concevoir ces hommes comme des demi-dieux perchés sur deux « cosmos à plat» (p.21) tournant à pleine vitesse, il n’y a qu’un pas. Haralambon parvient à élever le vélo jusqu’aux sphères de la philosophie et de la poésie antiques, là où l’on ne l’attendait plus. Chacun de ses développements est alors l’occasion de morceaux de bravoure d’une précision foudroyante :
La chair se partage. Chacun est sommé d’y mettre du sien. Depuis l’hélicoptère, on voit le flux s’écraser comme du sang épais sur les rétrécissements et les changements de direction, le serpent se partager en deux langues glissant sur les rond-points, s’agglutiner à nouveau avant de s’étirer encore. […] Oui, cette peau merveilleuse est infiniment étirable, au point que même lorsqu’elle se déchire devant vous, n’en croyez rien, car les liens invisibles ne sont pas les moins solides. Le terrain, la route dont elle décalque le dessin, les lacets qui en montagne donnent à sa progression cet aspect coulant et serpentin. À la montée, l’animal s’use sur la route avec des lenteurs de couleuvre, il abrase son ventre sur des bitumes brûlants, secs aussitôt qu’arrosés par l’averse. Alors on peut apercevoir qu’aux tons éclatants des costumes s’articulent les membres dénudés, muscles trempés aux luisances de cuivre. (p. 74.)
Ce n’est pas là le seul mérite de ce roman amoureux. L’ancien coureur nous montre qu’il est possible de mettre des mots sur ce que chaque cycliste ressent durant ces longues heures solitaires passées sur les routes, sentiment qu’il tenait jusque-là pour indicible. Comment expliquer à ses proches le plaisir intense qu’il éprouve à se lever à six heures du matin, un dimanche, pour parcourir 150 kilomètres à la force de ses jambes ? Il y a dans l’expérience de l’effort cycliste une dimension sportive, évidemment, qui relève du dépassement de soi. Il y a également l’explication scientifique – commune à tous les autres sports d’endurance – de la multiplication, dans le corps, des fameuses endorphines.
Mais il y a autre chose. Quelque chose qui tient peut-être autant dans la symbiose avec les paysages et la nature que dans le sentiment insondable de liberté qui nous envahit, passée la première heure de route. Une forme d’euphorie charriée par les coups de jambes puissants et le vent giclant sur le visage, sur le torse et dans les oreilles, tuant pour plusieurs heures les autres bruits du monde. Contraints à l’introspection par le silence et la force des choses.
Alors, poésie du vélo, oui, assurément. Olivier Haralambon a le mérite inestimable de nous le rappeler et de nous encourager à propager sur les routes, à notre tour, la belle parole.
Lucas Berger
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