Cette représentation est un vrai joyau à apprécier avec sérénité et avec une connaissance de la pièce et du contexte biblique et poétique du mythe de Salomé, puisque la pièce est presque intégralement jouée en anglais, excepté quelques interstices où le français domine. Le mélange des deux langues est très intéressant, quoique fort rédhibitoire, une bonne connaissance de l’anglais est nécessaire pour comprendre la beauté poétique du discours des personnages, dont on peut se faire une idée à travers les passages joués en français.
La pièce d’Oscar Wilde est interprétée avec une force et une violence, qui en livre toute la profondeur poétique et l’expression de la cruauté d’une vierge qui s’enflamme, cette jeune Salomé, dont l’interprétation par Denise Moreno est à la fois d’une légèreté par la maîtrise parfaite de mouvements chorégraphiques et visuels et par la grande sévérité de ces traits et de son jeu, qui, dans l’esprit wildien, nous livre l’image d’un être qui se révèle peu à peu, la bouche de plus en plus ensanglantée. Ce mythe biblique qui voit la décollation de Jean-Baptiste, prend une forme nouvelle avec la pièce de Wilde, une des meilleurs « Salomé » parmi les centaines qui furent écrites au XIXéme siècle.
Si elle a su perdurer jusqu’à aujourd’hui, cela tient à la simplicité et la violence des symboles qu’elle dévoile, particulièrement à travers la thématique du sang et de sa couleur, qui reste dominante dans cette mise en scène, qui en plus de représenter la violence, révèle l’horreur du stupre et de la concupiscence. Cette représentation transpose le décor dans une atmosphère jazzy, à l’intérieur d’une sorte de salon mondain des années 30, créant par là une atmosphère feutré augmentée par la petitesse de la salle. La musique jouée par des comédiens avec de petits instruments ponctue certains temps de jeu et donne un ton angoissant à la pièce, en plus de l’extrême pâleur de Salomé qui contraste avec les autres personnages. La fosse du Baptiste est presque la salle où nous sommes assis et sa voix prophétique résonne derrière nous avec une grande vigueur.
Il faut souligner la très grande maîtrise chorégraphique de la comédienne de Salomé , qui exprime sa colère et son dénuement, non pas avec des cris, mais par des mouvements harmonieux du corps et un repli sur soi avec une ingénuité dans la voix, qui trahissent à chaque fois ses véritables émotions, qu’elle dissimule aux autres mais dont le spectateur n’est pas dupe. L’hystérie et la frénésie s’exprime par les modulations de la lune : Salomé dans la mise en scène est constamment associée à la figure de la lune, pure et blanche au commencement, elle est rougie et tachée par le sang à la fin de cette tragédie. Il n’y a rien à reprocher au texte de Wilde, qui est un des bijoux du théâtre, ni à cette mise en scène, qui donne une vision iconoclaste et cinglante de la lubricité, de la cruauté, mais aussi de l’amour, dans l’esprit wildien. Les comédiens jouent avec puissance dans un décor qui nous révèle les difficultés pour les personnages de se toucher autrement que dans des rapports lubriques et libidineux. Chaque minute est un délice et le temps s’arrête, on n’entends plus que la voix du prophète qui nous glace le sang.