Critique de spectacle

La famille Töt dans un texte de Istvàn Örkény dans une mise en scène de Jean Doucet par le théâtre Ouranos

Tous les jours à La Fabrik’théâtre à 22h00

Cette représentation est d’une très belle facture, les comédiens forment une harmonie avec l’ensemble scénique et instrumental sans pour autant s’effacer dans leur interprétation très juste et extrêmement drôle des enjeux de la pièce. L’histoire est d’une pilosité qui hérisse, qui froisse par la bonhommie joyeuse des personnages qui se transforment bientôt leurs aspirations en une noire somnolence terriblement vécue par les personnages et notamment le père de famille.

A partir de ce texte d’Orkény, le metteur en scène a su créer une atmosphère propice au drame. Il a su faire émerger de ce texte, des corps généreux et profondément emplis du désir de plaire, jusqu’à l’abandon et au crime. Ce texte raconte en effet l’histoire d’une famille qui reçoit pour une période de convalescence un commandant, ce séjour lui ayant été recommandé par le fils de cette même famille. Il y a dès lors une raison à lui offrir l’hospitalité, à l’accepter, et à accepter toutes ses absurdités. Pour que le fils puisse bénéficier des faveurs de son commandant, ils s’agenouillent devant son délire de puissance, le commandant modèle le monde à l’image de son arrogance et de ses désirs les plus abscons. Mais cette pièce révèle aussi le drame intérieur d’une famille angoissé par la perte et la mort, et chaque tableau se termine par une incursion touchante de la mère qui s’inquiète du sort de son fils et de ce qu’il vit à l’instant présent.

Cette mise en scène révèle aussi les rouages d’une machination politique et idéologique qui prétendrait réapprendre à vivre, et on ne peut s’empêcher de penser au contexte historique dans lequel Orkény écrit sa pièce, empreint de ce même accablement supra-idéologique. Cet enchaînement et cette montée progressive de l’autorité ou plutôt de l’assujettissement aux caprices du commandant qui finit par imposer une loi, à mettre et à dresser des barrières sous le fard subtil et charmant d’une empathie pour la difficulté des Töt à supporter son énergie et son enthousiasme pour plier des cartons.

Cette métaphore d’un travail abrutissant, réalisé à la chaîne et sans aucune réflexion, participe de l’abâtardissement de la société dont cette famille forme un microcosme. Le père incarne à l’inverse cette bienséance et cette bienveillance paysanne et prospère, une forme de joie de vivre simple et sans artifices. Deux visions de la vie semblent ainsi s’opposer dans cette pièce dont la comédie et la satire dévoilent avec saveur la feinte affectation de la famille, la bonhomie sensible du commandant et la candeur outragée et outrageante de la fille aînée.

La mise en scène s’inscrit ainsi dans cette expension comique, sans oublier les aspects terrifiants du drame qui sont accentués avec virtuosité par les intermèdes de musiques, joués sur scène par un guitariste et un ou plusieurs instruments à vents qui s’intervertissent. Cette musicalité qui intervient au cours des intermèdes et même au milieu des scènes forme une radicalité dramatique qui contribue à mener l’action jusqu’à son dénouement tragique. La musique accompagne la dépersonnalisation de la famille sous le joug du commandant puis la prise de conscience malencontreuse du père qui fuit peu à peu et qui se soustrait de son emprise. Les jeux de lumières et la simplicité du décor créent cette possibilité de mener les entrées et les sorties avec une dynamique qui permet de donner aux personnages l’aspect d’une vie vécue et d’une sortie progressive de l’humanité et de la beauté simple et tranquille de la vie. Le père incarne presque cette figure élégiaque de la contemplation, de l’immobilité, et son travail sur le corps et sur son visage révèle avec puissance le passage d’une joie, à un dépit contenu, qui finalement éclate presque naturellement sans que personne ne puisse intervenir comme s’il s’agissait d’une évidence de pousser l’impuissance à agir et à faire.

Jean Doucet a su monter cette pièce en montrant tous les rouages comiques, mais par la précision du jeu des comédiens, il a construit une histoire gestuelle qui crée une émotion unique. Cette émotion qui nous permet de ressentir les sensations profondes des personnages, et qui ne pourraient pas exister sans la grandeur du jeu des comédiens, qui ne se contentent pas de jouer le texte, mais qui bien plus, révèlent dans leurs propres intériorités les faiblesses et la fragilité des personnages et en un sens leur déchéance, provoquée non pas par une amère conscience de leur condition mais suggérée par la difficile cohabitation avec un commandant délirant qui incarne à lui seul une bonté fratricide et destructrice.

Le metteur en scène signe avec sa troupe un spectacle d’une intensité très dure constamment retournée par le jeu puissant des acteurs qui avancent à tâtons dans leur univers avant d’en perdre bientôt les repères et de désirer la liberté comme ultime sacrifice.

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