Le spectacle incarne la vie entière du personnage de Peer Gynt et réunit la pièce de théâtre d’Ibsen avec la musique de Grieg pour retrouver quelque chose de sa puissance originelle : la théâtralité est joyeuse, insensée et foisonnante et l’orchestre apporte à cette fantasmagorie loufoque une forme de sérénité enclose en même temps que les chants permettent au spectateur d’accéder secrètement à l’intériorité des personnages. Si certains morceaux paraissent bouffonesques, le travail dramaturgique d’Olivier Py avec son scénographe et costumier Pierre-André Weitz accélère la décomposition du personnage et permettent d’accéder aux imaginaires contrastés et volubiles qui traversent son histoire. De fait, les scènes plus intimes entre Peer Gynt et sa mère (Bertrand de Roffignac et Céline Chéenne) ou avec Solveig (Raquel Camarinha) prennent un sens plus douloureux : la musique et le chant viennent les sublimer jusqu’à montrer le personnage hâbleur de Peer Gynt dans sa vérité nue, celle qui le rend unique et si touchante pour retrouver l’enfant joyeux et vrai derrière le menteur et l’affabulateur insatiable.
Tous les morceaux et atmosphères de la pièce composent une grande fresque où la farce et le tragique se font sans cesse miroir et reflètent toutes les impostures du personnage qui doit fuir toujours jusqu’à sa propre mort. A certains égards, Olivier Py a parfaitement su créer un équilibre dramatique entre les bouffées burlesques de certains passages de l’histoire et l’étrange malaise qui émerge des rencontres de Peer Gynt avec lui-même ou d’autres personnages écorchés-vifs.
Il y a aussi dans le travail d’adaptation théâtrale d’Olivier Py une forme d’accomplissement qu’on lui connaît quand il choisit de travailler sur une œuvre de son répertoire et dans cet « opéra parlé-chanté », le travail de chaque comédien-chanteur lyrique (les deux se confondant dans une extraordinaire plénitude particulièrement pour Pierre Lebon et Clémentine Bourgoin) offre à chaque personnage une certaine grâce et une certaine gravité tournée vers l’échec et le renoncement. Le jeu d’acteur est en tout point réussi au point que la pièce avance à un rythme effréné et que seuls les moments de chant et de musique donnent la sensation de construire un espace sensible et sincère en même temps que les déplacements et mouvements chorégraphiés renforcent ce sentiment de troupe si nécessaire à l’harmonie de l’ensemble.
Cette pièce unique a ceci de différent et c’est sans doute pour cela qu’elle répond autant à l’esthétique d’Olivier Py et à l’exubérance douce-amère de Bertrand de Roffignac, qu’elle ne cherche pas à faire tomber des masques, et ou à révéler dans une perspective morale et critique, la nature humaine derrière des défauts bien ancrés : elle demande une toute autre exigence qui est ici pleinement magnifiée, celle de donner à voir une quête de soi impossible et terrible, de chercher un accomplissement hors de soi, d’être à soi son propre langage et de chercher la gloire autant que l’amour, et d’échouer ; parce qu’on ne peut pas en ce monde vivre outrageusement, parce que la volupté n’existe pas et qu’il n’y a que le déchaînement de nos désirs enchaînés qui fait tenir l’ordre social. Peer Gynt bouleverse tout et sa fuite en avant n’a rien d’une lâcheté, elle permet de s’extraire de la norme et de faire du théâtre un lieu d’invention.
Dans ses mouvements fougueux et grandioses, dans les excès de sa verve qui font qu’on retient de lui à l’aube de sa mort qu’il serait un mauvais poète, dans son voyage esseulé qui démontre déjà l’aspect éphémère de la richesse et de la réussite financière de toute façon corrompue et corruptrice, Peer Gynt, dans cette version instantanée et unique au Théâtre du Châtelet marque un tournant dans le travail singulier d’Olivier Py, comme si c’était ce personnage incroyable qu’il cherchait à composer sur scène depuis des années et qui résonne inévitablement avec son œuvre poétique et théâtrale.
Tout est ciselé et le désordre qui règne partout prend tout son sens comme si le personnage de Peer Gynt était un chef d’orchestre et ou un metteur en scène incertain incapable de faire des choix et qui donnerait à voir et à entendre différentes tonalités et autant de morceaux de bravoure pleins d’une joyeuseté inquiétante et crépusculaire. De quoi parle cette pièce et pourquoi la musique est-elle aussi enivrante et peut-être plus célèbre que la pièce en elle-même ? Il semble que ce spectacle total qui convoque toutes les énergies possibles apporte quelques réponses. D’autant qu’on comprend mieux pourquoi le personnage de Peer Gynt n’intervient que très peu dans les chants, parce qu’il est le thaumaturge insolent de toute cette mascarade lucide, de cette fable sans morale, de ce spectacle essentiel pour ne rien comprendre mais assister impuissants à quelque chose d’inassouvi, d’absurde et d’authentiquement vrai si le spectateur daigne regarder en lui-même toutes les limites qu’il s’impose pour vivre en société confortablement assis dans son siège.
Raf.


