Critique de livre

Rentrée théâtrale 2024 : À ciel ouvert de David Léon

Il y a peu d’œuvres théâtrales qui osent s’attaquer aux violences sexuelles commises sur les enfants et particulièrement sur la question de l’inceste. Elles deviennent plus prégnantes depuis quelques années. Il s’agit le plus souvent de victimes qui fondent leur récit en une expérience littéraire ou théâtrale : on est donc engagé sur la voie de l’intimité et des effets post-traumatiques de ces crimes. David Léon poursuit son œuvre théâtrale pour évoquer une autre violence, la violence institutionnelle attisée par le manque de moyens et de formations des personnels médico-sociaux et surtout d’un management toxique qui étouffe les éducateurs quand ils constatent des anomalies ou des violences.

Dans sa nouvelle pièce À ciel ouvert, il mêle le récit d’une éducatrice qui aurait dénoncé des violences physiques commises dans un foyer d’accueil à celui d’une jeune fille victime d’incestes restée dans le cercle familial en attente d’une place dans le dit foyer. Dans les deux situations, c’est la jeune fille qui n’a pas reçu la protection adaptée et qui fait face à son éducatrice qui ne peut qu’écouter ses récits et compatir sans véritablement agir. Alors que l’éducatrice dénonce des violences commises par un employé recruté sans véritable qualification, elle se fait sanctionner et réprimander doucereusement par les différents niveaux hiérarchiques de son employeur. Toute la pièce par vagues successives crée une voix didascalique qui vient raconter les souffrances de cette éducatrice, empêchée et réduite au silence, anéantie et broyée mais qui sait écouter et qui se fait la voix de cette jeune fille violentée à la fois dans son contexte familial et dans son centre d’accueil et qui veut la protéger.

La charge de David Léon contre les services sociaux et surtout ses rouages hiérarchiques interroge, questionne et nous met au pied du mur : l’auteur ne cherche pas à rentrer dans le fait divers ou dans une enquête à charge, il met en évidence le fait que la protection de l’enfance n’est pas encore un enjeu de société par rapport à d’autres services publics dont n’importe quel citoyen lambda mesure à peu près les chantiers à mener.

L’ÉDUCATRICE
Et j’ai pensé que les enfants étaient considérés comme des
objets.
Coups de pied, coups de shoots dans une valise.
Et j’ai pensé qu’il y avait une vengeance.
Que les enfants étaient l’objet de cette vengeance.
Que c’était une vengeance sociale, et médico-sociale.
Et j’ai pensé que les enfants étaient comme des colis aban
donnés et comme des sacs de boxe.
D’un rayon à un autre, d’un service à un autre.
Année après année.
Unité après unité.
Foyer aux lits superposés après foyer.
Et j’ai pensé que ça arrangeait tout le monde.
Et que tout le monde s’en arrangeait.
Et j’ai pensé qu’on fabriquait des murs à l’intérieur des
murs : emmurement dans le silence.
Qu’un désir de violence, c’était, un désir de violence
partout jouissance partout.
C’est tout. [p. 47]

Il y a dès lors dans cette pièce bien plus qu’un aveuglement tragique : une acceptation tragique, tacite, normalisée, banalisée d’enfants qui pourraient, peuvent se retrouver en permanence dans un engrenage de violence. En ne prenant pas la mesure de la tragédie avec les mots qui conviennent et en usant d’un néo-parler managérial qui tend à culpabiliser et à effacer toute empathie, l’auteur travaille aussi sur la perte de sens et donc de sensibilité du langage et sur la possibilité d’une parole qui apaiserait, qui donnerait du sens. Cette recherche permanente du mot exact comme pour contrecarrer cette connivence cachée du langage, manifestation de l’oppression des chefs de service , renforce l’aspect critique de l’œuvre. On reconnaît dans cette pièce non pas une œuvre qui s’attaquerait au cynisme des politiques de protection de l’enfance dans certaines situations mais un véritable malaise, profond, indicible que David Léon tente de retranscrire avec ses mots, avec son théâtre, lui qui connaît si bien ce milieu professionnel.

Le dialogue qui s’égrène entre l’éducatrice et l’enfant qu’on ne peut soustraire à son environnement familial faute de places suffisantes dans le centre d’accueil est pourtant le cœur à vif de la pièce : c’est la part fictive et symbolique de l’œuvre qui est peut-être la plus réaliste. En plus d’être comme on l’a déjà souligné une réflexion puissante sur le devoir de réserve qui inciterait les fonctionnaires et ou contractuels à taire les dysfonctionnements du système, le texte est une catabase théâtrale comme il en existe peu où une éducatrice résiste à la pression hiérarchique et à l’injonction de garder le lien parents-enfants même dans des situations d’incestes. Le cheminement de l’éducatrice nous permet d’accéder à ses pensées et de plonger dans son regard et dans son refus de se taire. Comme elle, le lecteur écoute, lit, observe chaque intervention qui enfonce un peu plus le personnage, renforcant son isolement. Les interventions pour la redresser sont plus que réalistes, elles donnent une impression de déjà-vu, ponctuées comme autant de litanies qui évoquent avec justesse le milieu professionnel poussé par une économie de profit ou de réduction des coûts.

Ainsi, La pièce ne se constitue pas par des allers-retours dans le passé pour faire le récit d’une expérience douloureuse et humiliante mais fait naître une nouvelle voix qui sort de la mémoire pour reconfigurer ce qui s’est passé intérieurement. Il n’est pas question de se demander ce qui aurait pu être évité ou de trouver des solutions, le manque de considération et la volonté de taire les problèmes ont raison de toutes les bonnes volontés et cette pièce est en cela une belle mise en perspective des risques psycho-sociaux trop souvent minimisés laissant la personne qui souffre seule, livrée à elle-même. Car même la parole est dévoyée et la virulence des charges qu’elle reçoit vise justement à l’empêcher de répliquer, de se défendre. C’est bien la jeune fille qu’elle suit qui est capable de lui réapprendre le pouvoir émancipateur des mots, de cicatriser et d’offrir cette langue de l’instant, de la reconstruction et de la résilience parce que les mots sont la seule chose qu’il lui reste pour se protéger. Les récits de la jeune fille sont autant d’appels à l’aide que de façons d’extérioriser, « d’extirper » ses traumatismes anciens et présents. Les mots restent comme des traces fugaces plus au moins douloureuses qui nous rappellent nos renoncements mais ils sont aussi les traces de nos désirs, de nos valeurs, le miroir de nos combats quotidiens. Et les mots de l’auteur dans leur globalité sont bien là pour dénoncer les violences incestueuses qui sont systémiques dans notre société.

Pour autant, David Léon, comme toujours, ne se contente pas d’inventer un personnage qui serait en souffrance, il invente une voix sur-résolue, qui s’affirme au delà de la souffrance et de l’humiliation au plus près de ce qu’on peut éprouver. Ses mots nous traversent, et le ciel s’ouvre non pas pour faire passer la voix d’un Dieu absent mais parce que ceux ou celui qui ont subi la lâcheté, la violence et l’abandon sont capables de retisser du lien et de fermer le ciel de leurs blessures avec une conscience nouvelle, ceux qui ont été et seront sacrifiés doivent tout reconstruire. Ils reconstruisent avec de nouveaux mots, leurs mots, fondés sur leurs imaginaires et leurs résiliences. Car dans la pièce, les visions infernales de l’enfant nourrissent les questionnements de l’éducatrice. Le combat de Jenna (l’enfant qui se dédouble pour se protéger) contre les démons qui l’assaillent n’est pas qu’une expérience littéraire de torture psychologique et d’exutoire moral comme la littérature ou l’art nous l’offre parfois. Toutes ses visions mythiques sont comme autant de fragments qui forment la mémoire à vif de l’éducatrice, fragments où se manifestent un désir puissant d’être sauvé alors même que l’éducatrice ne peut accéder à cette demande d’héroïsme précisément parce qu’elle est contrainte à devoir avoir « une posture professionnelle ». Comme dans chacune de ses pièces, le poids de la société étouffe les individus et il n’y a aucun réconfort, à part peut-être écrire des pièce de théâtre et permettre au lecteur d’y trouver une voix singulière qui puisse éveiller sa conscience et l’aider à se construire.

Raf.

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