77e Festival d'Avignon, Critique de spectacle, Festival d'Avignon IN

D’autres lieux, d’autres temps

Retour sur Le Jardin des Délices de Philippe Quesne joué à la carrière de Boulbon du 6 au 18 juillet et Paysages partagés par Caroline Barneaud et Stefan Kaegi qui se jouait à Pujaut du 7 au 16 juillet.

Un jardin où se délecter encore

Il est toujours impressionnant d’entrer dans un lieu marqué historiquement tant par l’activité économique que par l’activité artistique qui l’ont caractérisé. Combien de grandes œuvres restées dans les mémoires ont été jouées à la carrière de Boulbon, à commencer par le Mahâbhârata de Peter Brook en 1985, jusqu’au Karamazov de Jean Bellorini en 2016. Je suis venue à mon premier festival en 2017, ce qui signifie que je n’ai jamais pu pénétrer dans ce lieu de légende, délaissé pendant sept ans par le festival pour des raisons financières et environnementales.

Lorsque nous montons le chemin après avoir été déposé·e·s par la navette, le soleil est encore haut dans le ciel et éclaire les falaises blanches alentours, marquées par une période d’exploitation de la pierre aujourd’hui révolue. Il règne comme une euphorie dans cette courte balade : on y sent les pas habitués et nonchalants de celleux qui ont déjà foulé ce lieu des années auparavant, ceux, plus pressés, des spectateurices impatient·e·s de retrouver ou de découvrir cette roche blanche qui englobe les gradins d’un écrin éclatant.

© Christophe Raynaud de Lage

Après avoir été déçue par le propos écologique fort structuré et de ce fait, bien plat de Farm Fatale, j’entrai dans la carrière sans aucune attente, déjà émerveillée par la vue de cet espace. Il faudrait sans doute toujours venir au théâtre sans attente. Philippe Quesne réussit parfaitement à investir l’espace qui, s’il semble tout choisi pour y mener un spectacle, n’en reste pas moins, comme beaucoup de lieux du festival, un défi pour les metteureuses en scène qui y sont programmé·e·es.

Les personnages, incarnés par des comédien·e·s magistraux nous semblent comme des voyageureuses venu·e·s d’un autre espace-temps, qui ne répond pas aux mêmes règles que le nôtre. Pendant deux heures environ, nos deux mondes vont coexister avec quelques étincelles, beaucoup de musiques et des performances plus absurdes. La structure sous formes de petites scènes reprend sans complètement les éclaircir certaines parties du triptyque peint par Jérôme Bosch au tout début du 16e siècle. Là aussi les différentes temporalités sont flottantes et les personnages perdus dans des paysages aux allures futuristes, tantôt paradisiaques tantôt infernales.

La référence au tableau de Jérôme Bosch, de même que les costumes des personnages dans la dernière partie ne sont pas sans rappeler certains spectacles du théâtre du Radeau et peuvent se lire comme un hommage à François Tanguy. De manière plus générale, Philippe Quesne offre ici une célébration de l’art de raconter et de représenter des histoires qui se finit même sur une invitation à poursuivre le voyage. Tout fait signe vers le théâtre lui-même et vers la beauté de son artificialité, avec une grande liberté de forme et de ton : la mise en lumière de l’utilisation d’outils de sonorisation, les dessous d’une performance presque ratée d’homme-moule, du faux feu, la magie d’un chant de grillons qui s’arrête et se remet en route à volonté.

Ce spectacle a été ma grande découverte de cette 77e édition, espérons qu’il habitera aussi bien les autres lieux où il tournera.

© Christophe Raynaud de Lage

Paysages à partager

Autre lieu en pleine nature du festival cette année, Pujaut et son grand parc qui était occupé pour quelques jours par « sept pièces entre champs et forêts ». Pour un peu moins de sept heures, séparé en trois groupes, le public va déambuler au milieu de ce parc pour assister aux différentes formes artistiques qui constituent Paysages partagés. Tout me séduisait dans le projet affiché au départ : partager ensemble des fragments de paysages ; assister à des performances soucieuses de laisser le moins de traces possible dans leur espace d’expression ; et voir si le théâtre est à même d’intégrer dans sa forme un contenu à portée écologique, à savoir la possibilité de cohabiter un lieu. Sur place, l’organisation va dans le sens de cette volonté de partage : après avoir assisté ensemble à une fiction audio le regard vers la cime des arbres ou les yeux fermés, les groupes sont invités à suivre des chemins différents avant de se retrouver pour les dernières performances.

© Juliette Meulle

Pourtant, ce cheminement qui devait nous faire réfléchir sur l’être-ensemble au théâtre, nous amener à prendre soins les un·e·s des autres et soin des choses qui nous entourent – des aspects que le festival et son public auraient parfois grandement besoin d’améliorer – n’est pas mené à son terme. Si quelques propositions sont effectivement intéressantes, voire importantes, le tout reste inachevé, voire en retard sur les questionnements actuels. Comme bien souvent, les spectacles qui s’emparent de l’écologie ne semblent pas à même de convaincre celleux qui ne se sentent pas concerné·e·s et n’ont plus grand chose à apprendre à celleux qui le sont déjà. Une spectatrice lançait ainsi sur le chemin du retour : « De toute façon, l’écologie c’est à la mode ! ». Si c’est ce que le public retient du spectacle, il me semble pouvoir avancer que ce dernier n’a pas touché sa cible. Dans leur ensemble, les pièces ne nous fournissent ni outils pratiques, ni imaginaires stimulants pour penser le monde dans lequel nous vivons.

Cela est dû à plusieurs facteurs : des thématiques assez décousues, quelques moments trop naïfs, des spectacles où l’on voit peu l’intérêt de la performance théâtrale. Pour couronner ce panorama assez plat (si l’on excepte certaines pièces), après avoir été encouragé·e·s à partager un paysage, la pièce finale nous donne à entendre une « Nature » non située qui nous rappelle que nous ne partageons pas ses paysages et qui nous accuse, en tant qu’individus de tous les maux qu’elle subit. Tout ce qui est dit est juste, effectivement, les êtres humains détruisent leur propre environnement, mais l’adresse est floue. Si l’attaque vise les individus en particulier, nous en sommes réduits à rester impuissant·e·s ou à tâcher de croire au mythe de la part du colibri. Si elle vise le public en tant que collectif, Avignon n’est pas le lieu propice à une telle union du public tant l’individualisme y règne encore (quiconque a eu à prendre une navette ou à participer à un spectacle en placement libre, entre autres, aura assisté aux ruées de spectateurices prêt·e·s à abandonner famille et ami·e·s pour avoir la meilleure place). Plus généralement, cette Nature devenue, à juste raison, inhospitalière ne mentionne à aucun moment le système qui permet sa destruction.

Seul élément pour rattraper les performances, les moments musicaux de transition apportés par des musiciens cachés dans la nature. Si le festival peut-être le lieu de la prospective, de l’invention et de l’anticipation sur le futur, force est de constater qu’il peut aussi être le lieu du retard (sur ce sujet, voir notamment l’ouvrage de Julie Sermon, Morts ou vifs, Contribution à une écologie pratique, théorique et sensible des arts vivants, 2021). Espérons que le théâtre saura progressivement rattraper ce dernier pour offrir des œuvres plus originales à partager .

Juliette Meulle

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