Critique de spectacle, Festival d'Avignon IN

Brel d’Anne Teresa de Keersmaeker et de Solal Mariotte

Joué à la Carrière de Boulbon jusqu’au 20 juillet pour la 79ème édition du Festival d’Avignon.

Brel, c’est d’abord une harmonie qui revient des tréfonds de la conscience, d’une agitation, d’un trouble. Les chansons de Jacques Brel portent les blessures lucides de chaque individu, ses joies passagères ou tapageuses, ses emportements et ses ardeurs fébriles. Anne Teresa De Keersmaeker et Solal Mariotte se fondent dans cette harmonie magnifiée par la Carrière et ses anfractuosités. Les parois rocheuses créent de l’éphémère et du rythme, elles rehaussent le plateau en faisant danser les ombres et les images.

Il y a dans ce qui se raconte à travers les gestes des deux chorégraphes quelque chose d’une histoire de transmission, d’équilibre et d’achèvement. Anne Teresa de Keersmaeker donne à voir des mouvements vrillés, parfois déphasés, parfois arythmiques, comme les traces d’une brutalité douce amère qui s’évaporerait dans la grâce de l’instant, comme une valse rêvée, impossible et en cela lucide car on ne peut plus danser quand le rythme s’emballe trop ou plutôt cette frénésie ne peut être que passagère comme à certains moments particulièrement dans les mouvements de Solal Mariotte. Il n’y a rien de romanesque dans cette proposition artistique, ni de spectaculaire, c’est la rencontre entre deux univers différents qui cohabitent, une rencontre d’abord hasardeuse, puis une tentative d’être ensemble avant de tracer chacun son propre sillon. Est-ce l’histoire d’une rencontre, d’une séparation ou un hommage incertain à deux époques, deux univers qui se superposent ?

 © Christophe Raynaud de Lage / Festival d’Avignon – BREL

Le travail de Solal Mariotte rejoint celui de Anne Teresa De Keersmaeker en ceci qu’il prolonge sa gestuelle avec des mouvements plus saccadés et enlevés. Les deux chorégraphes dansent en miroir, en duo, en quasi-solo car il y a toujours comme un regard, un œil attentif qui observe les traversées et la réduplication des gestes. Un espace central fragile, un centre qui n’est pas stable et qui donne à voir toute l’humilité de ce travail ajoute à ce spectacle une dimension manifeste, évidente. Ce n’est pas une transmission qui se raconte ici, ni un exercice d’admiration, c’est un lien puissant, comme des souvenirs qu’on rassemble sans pouvoir les ordonner. Ce spectacle est un édifice sans mémoire, instantané précisément parce qu’il offre au spectateur une danse dans son exacte vérité, dans son souffle serein et dans ses respirations délicates et chevronnées.

C’est un beau spectacle, métaphore de la vie, porté par la plume et l’ombre de Jacques Brel, un moment où on nous rappelle les vicissitudes de l’existence, ses étapes parfois difficiles, ses émois et ses renoncements. Tout cela se manifeste dans les tableaux dansés et jusqu’à des chutes gracieuses et légères qui nous rappellent nos fragilités et la duplicité du monde dans lequel on vit bercé par l’hypocrisie et l’injustice, et surtout l’aveuglement. Je ne peux m’empêcher de citer Shakespeare (traduction de Supervielle) dont les mots dans l’épilogue du Songe d’une nuit d’été font écho à mon avis à la proposition des deux chorégraphes :

« Si nous, les ombres que nous sommes,

Vous avons un peu outragé,

Dites-vous pour tout arranger

Que vous venez de faire un somme

Avec des rêves partagés.

Ce thème faible et qui s’allonge

N’a d’autre rendement qu’un songe. »

La Carrière de Boulbon devient alors le lieu de ce rêve partagé, cet espace suspendu où l’on questionne les limites mêmes des formes artistiques comme des certitudes politiques. C’est un moment rare, où la scène fait affleurer ce qui fonde nos vies collectives : le besoin de se raconter, de faire récit commun. La danse contemporaine, ici portée par deux de ses figures les plus inspirées, en offre une traduction sans détour, sans fard, avec des corps qui ne peuvent ni tricher ni mentir. Ce spectacle est un souffle, une mémoire vivante, une communion généreuse de l’écoute mutuelle, du silence et de la vérité nue d’Anne Teresa De Keersmaeker et de Solal Mariotte.

Raf.

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