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Je n’ai pas encore commencé à vivre, par le théâtre KnAM, mise en scène Tatiana Frolova

Vu au Théâtre des Célestins dans le cadre de la cinquième édition du Festival Sens Interdits

Quand vivre serait d’abord se sentir libre de parler…

Tatiana Frolova apparaît comme une des figures incontestables du Festival Sens Interdits. Son précédent spectacle Le Songe de Sonia avait été créé lors de la précédente édition. Elle s’inscrit dans une forme de théâtre « documentaire » car la dramaturgie du spectacle est entièrement fondée sur une matière documentaire issue de différentes sources : des témoignages filmés par la metteuse en scène elle-même, des images issues des médias, des photographies personnelles, des œuvres littéraires et historiques, des souvenirs personnels… Mais ce fondement documentaire qui constitue la matière du spectacle se mêle à une inertie théâtrale exquise et terriblement lucide, car par la puissance de l’artifice théâtral et des comédiens, cette matière prend vie dans les fantômes du passé et dans la difficulté du présent à faire parler ce passé pour trop fantasmé par l’idéologie politique.

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© Théâtre KnAM Alexey Blazhin

Le théâtre de Tatiana Frolova part toujours du territoire dans lequel son théâtre est ancré, la ville de Komsomolsk-Sur-Amour dans l’extrême-orient russe. Ce territoire est en quelque sorte le symbole même du pouvoir stalinien puisqu’il a été forgé par des prisonniers du Goulag dès 1932 pour y implanter des industries de guerre. Aussi ce spectacle interroge la mémoire d’un siècle de vie russe de la révolution de 1917 à nos jours en évoquant les différentes étapes historiques et les esquisses infructueuses de démocraties. En effet, le spectacle est corroboré par un propos historiographique sur les horreurs du régime soviétique et les entraves à la liberté d’expression du régime actuel, qui s’est construit et forgé sur les bases militaires et secrètes de l’URSS. Le spectacle se présente alors comme une sorte de réflexion chronologique, pas tant sur les événements historiques, que sur la perception que les Russes ont de ses événements de nos jours ou le déni dans lequel ils vivent par crainte d’en découvrir trop. Pour interroger cette mémoire douloureuse et polémique, les souvenirs sont les plus forts et les plus à même de faire parler tout ce qui se tait. Aussi, les moments où les comédiens nous livrent leurs histoires sont d’une très belle intensité puisqu’ils ne font que mettre en abîme et abîmer les mensonges dans lesquels ils ont été éduqués.

Le théâtre vient alors faire parler ce dont on ne peut parler, c’est précisément ce que le prisme théâtral fait émerger en montrant comment cette mémoire du déni crée des déséquilibres dans la vie actuelle des russes. Tatiana Frolova montre avec une certaine amertume combien les conséquences des exactions du régime soviétique et le déni de la violence qu’elles ont pu constituer au sein de l’historie universelle russe (entre autres, le fait que personne n’ait été jugé pour avoir commis ses actes), crée un climat de suspicion permanent et d’angoisse sur ses origines et sur son enfance.

C’est donc la force cosmique du théâtre propice à mettre de l’ordre dans le chaos que Tatiana Frolova utilise sur scène, cosmique puisque à partir d’un vécu, l’acte théâtral va en décomposer toutes les sphères, cosmique puisque indéniablement ce spectacle appelle à la liberté et à la pensée quand tout un pays vit dans le déni et dans la brutalité d’un régime autoritaire tout aussi farouche que l’URSS. Cosmique encore car il fait revivre êtres et objets : chaque récit fait naître une libération, chaque objet dégage dans une sorte de prosopopée permanente, une histoire pleine de lucidité ; et les dispositifs vidéos d’une caméra qui filme en direct certains détails pour les retranscrire sur un écran au fond de la scène renforcent cette animation de l’objet, qui tenu par les comédiens ou gisant à ses côtés vient raconter la douleur insondable des individus. En effet, ces objets renvoient à des périodes de mensonges et chaque visage, qu’il soit filmé ou bien réel dans la composition des comédiens fait percevoir que quelque chose gît à l’intérieur. Le théâtre n’en libérera la peur que pour un court instant comme si le raconter pouvait le conjurer, mais l’histoire reste là à nous hanter telle un spectre, car partout sont visibles les traces et les restes de tous ces crimes, dans toutes les têtes. Il n’y a plus aucun rêve dans les têtes, le spectacle nous retrace la prégnance d’un délabrement moral et d’un pays plongé dans le militarisme qui a assassiné ses poètes et qui ballotte les intellectuels.

On sait les difficultés auxquelles est actuellement confronté le metteur en scène et cinéaste russe Kirill Serebrennikov, et on a ici le spectacle d’une femme russe engagée qui écrit tout de même qu’elle a conscience qu’elle peut se retrouver en prison ou être privée de passeport du jour au lendemain. Aussi, le théâtre est là pour libérer ses peurs et se débarrasser d’une forme de résignation : il part des acteurs du spectacle, pour concerner le territoire, le pays et le monde dans sa diffusion internationale. En évoquant les contextes familiaux, Tatiana Frolova ne fait pas qu’interroger la mémoire collective, elle pénètre inévitablement dans l’intimité, et son théâtre souligne sans cesse une intimité au bord de la dépression, l’histoire d’une génération, la nôtre, de la fin du XXème siècle, qui n’aurait effectivement pas commencé à vivre…

Son théâtre essaye de faire émerger ce renouveau, de montrer son existence, mais révèle à quel point la réalité du terrain le contrarie sans cesse. Et c’est une des dimensions assez étonnantes de cette pièce, c’est que cette amertume se traduit parfois par une ironie assez féroce qui met en valeur l’absurdité de certaines situations et qui parfois s’engage dans des voies plus oniriques. Dès lors, le corps de l’acteur quitte le corps social et historique qui le contient pour s’engager dans le corps incertain des émotions, celui où il se met en danger pour penser un ailleurs possible, pour se libérer de la touffeur du présent. Quelques passages s’esquissent ainsi où le réel inondé par tant d’horribles circonstances prend les habits de la rêverie et engage le spectateur à s’abandonner à la mélancolie, quand d’autres moments volontairement ancrés dans la caricature provoquent des rires. Car le théâtre KnAM est avant tout un théâtre qui se joue des espaces et des objets et qui fait de chaque mouvement, déplacement ou immobilité, une réalité à part entière comme une reconquête politique pour faire face à l’oubli historique et aux propagandes fumeuses. L’avenir appartient à ceux qui remplissent ces vides de l’histoire car c’est ainsi que peut se forger une véritable démocratie, et le spectacle est aussi là pour accentuer ce rôle prédominant de la culture et des livres dans la fondation d’un tel projet de société.

Enfin, Je n’ai pas encore commencé à vivre dévoile des catastrophes avec autant de légèreté que de touffeur, préférant au couperet de la violence tragique des morts sobrement inscrits à la craie sur un mur de la scène, une catastrophe qui s’élabore par les récits à travers l’imaginaire du spectateur et dans l’écriture rhapsodique qui tisse des fragments d’existence à des échecs aussi gracieux que la mort et aussi fascinant que la résignation, quoique terriblement révoltants. Il émerge une impuissance à résoudre la situation et à la dépasser et de l’aveu même de la metteuse en scène, elle ne verrait pas un régime démocratique en Russie de son vivant… Aussi, toutes les images et les récits qui font parler les êtres et les choses sont toujours élaborés pour affronter non pas le destin, le monde extérieur ou l’histoire encore, mais surtout les êtres humains eux-mêmes qui peuplent la terre d’abandons et de lâchetés. Aussi, toute cette théâtralité se construit pour combattre durement notre propre incomplétude.Par là, le théâtre KnAM s’impose à nos sens pour en dérégler le cours exact et les certitudes acquises afin de montrer à quel point l’identité du peuple russe est totalement désintégrée. Ce théâtre est un monde nouveau, fabuleux et si singulièrement théâtral, qui fait sans doute de cette théâtralité candide et terrifiante de Tatiana Frolova, une des plus lucides qu’on puisse espérer pour mieux comprendre notre condition humaine et apprendre à être libre, se libérer de nos peurs d’abord pour avancer en toute sérénité.

Raf

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